Qu' il est quelquesfois expedient pour le bien de la chose publique passer par dessus les formalitez de Justice.
CHAPITRE XXXVII.
Maistre Jean Juvenal des Ursins, dont j' ay parlé cy dessus en tout honneur, me semond de luy donner encores icy un placard. Il y a peu de gens qui ne sçachent les seditions qui advindrent dans Paris du temps de Charles VI. pour les nouveaux subsides & imposts que l' on y establissoit. S' ils ne le sçavent, pour le moins ont-ils souvent ouy parler de la journee des Maillets, pour laquelle les Parisiens furent depuis surnommez Maillotins. Or est il que le Roy Charles retournant victorieux de la guerre de Flandres, contre Pierre Arteville, prit une vengeance tres rigoureuse de la ville de Paris, & entr'autres choses la destitua de la Prevosté des Marchands, & Eschevinage, Estats populaires, pardevers lesquels reside toute la police de la riviere dans Paris. Cela fut en l' an 1382. & fut cette police unie à la Prevosté & Vicomté de Paris. Plusieurs longues annees apres, le maltalent s' estant passé, & Jean de Folle-ville Prevost de Paris, remonstrant qu' il estoit accablé d' affaires en l' exercice de ces deux charges: le Roy voulut restablir le Prevost des Marchands, non sous ce nom de Prevost, ains de Garde de la Prevosté des Marchands, & y commit par exprés maistre Jean Juvenal des Ursins, Advocat, qui continua plusieurs annees cette charge, lequel dés lors choisit sa demeure dedans l' Hostel de ville, où ayant fueilleté tous les privileges, dont les aucuns s' estoient esgarez par le nonchaloir de ses devanciers, & les autres par la longue suppression de son estat, il obtint plusieurs beaux arrests au profit de la ville, & entre autres un contre tous ceux qui par moulins & écluses empeschoient la navigation de la riviere. A l' execution de cest arrest donné en termes generaux s' opposerent en la Cour de Parlement plusieurs particuliers, qui se pretendoient proprietaires des moulins: lesquels il falloit necessairement ouyr, selon les regles communes & ordinaires de la Justice. Instances qui eussent pris long traict, & cependant demeurant l' execution de cest arrest suspenduë, le public y eust senty une infinité de dommages. Parquoy pendant que les autres s' amusoient aux procedures du Palais, Juvenal fait sous main amas de gendarmes, & manœuvres aux champs, & en une nuict fit abbatre tous les moulins qui estoient sur la riviere, rendant par ce moyen la navigation tres-libre. Cette entreprise hardie offença aucunement le Parlement, qui se disoit avoir esté par ce moyen vilipendé. Toutesfois le grand profit qui en reüssit pour la ville, & dont l' on (sapperceut) s' apperceut en peu de temps, fit puis apres trouver cette procedure tresbonne. De sorte que les particuliers s' estans rendus contens avec le temps par argent qui leur fut baillé au lieu de leurs heritages, chacun eut part au contentement.
Le saut sera grand d' un simple citoyen à un Empereur, si le franchiray-je maintenant. Pendant les grandes divisions qui estoient en France, sous le regne de Charles VI. Sigismond Empereur d' Allemagne, qui avoit en partie par ses poursuittes procuré l' union de l' Eglise au Concil de Constance, voulut faire le semblable entre nos Princes de France. Partant il vint avec une grande Cour visiter le Roy à Paris, où il fut receu avec tous les festoyemens, & allegresses, dont on se pouvoit adviser. Pendant son sejour il desira entrer au Parlement: Chose qui luy fut favorablement accordee, & de fait le premier jour de Mars, mil quatre cens quinze, s' y transporta, & gardant le rang d' Empereur, s' assit au dessus du premier President: La grand Chambre magnifiquement tapissee pour le recueillir avec tout honneur, & la tapisserie bordee du corps de toute la Cour. Là fut plaidee une belle cause touchant la Seneschausée de Beaucaire entre deux personnages, dont l' un estoit extrait de tres-noble & ancienne lignee, mais non si capable que l' autre, qui se nommoit maistre Guillaume Signet, personnage de singuliere recommandation, tant en mœurs, que suffisance. Il y avoit assez de suject aux Advocats pour se joüer de leurs esprits. Car le premier soustenoit le party de la Noblesse devant un grand Empereur, contre laquelle l' autre se prevaloit du merite de sa vertu & doctrine, principales parties de tout homme que l' on veut appeller à l' Estat de Judicature: Toutesfois il devoit perdre sa cause par les loix anciennes de la France, qui vouloient qu' en la balance du Noble, avecques le Roturier, le Noble le doit emporter. Et comme ainsi fust que l' Advocat du premier ne couchast que cette Noblesse, dont il rebatit souvent les aureilles de l' assistance, l' Empereur s' advisa d' un brave traict. Il se fit apporter une espee qu' il fit bailler à Signet, luy faisant chausser des esperons dorez, puis luy donnant l' accolade, il le declara Chevalier. C' estoit une production nouvelle faite inesperément pour aider la vertu contre la formalité de la loy.
Adonçques le premier President addressant la parolle à l' autre Advocat, Passez outre (luy dist-il) & n' empeschez plus la Cour de ce poinct: Car la raison que vous alleguiez cesse maintenant. Ainsi gagna ce nouveau Chevalier sa cause: Mais encores qu' il n' y ait comparaison, ny rencontre d' un simple citoyen à un Empereur, lequel des deux à vostre advis fut plus hardy, ou des Ursins, d' avoir de son auctorité privee passé outre par voye de fait, nonobstant les oppositions qui se traittoient en la Cour de Parlement, ou l' Empereur, d' avoir annobly un roturier au milieu de ce grand Senat, premiere seance de nos Roys? Car pour bien dire, l' un sembloit entreprendre contre l' auctorité de la Cour, & l' autre sur la Majesté de nos Roys, comme aussi y en eut-il plusieurs pres du Roy qui ne le peurent trouver bon, non plus que la seance qu' il avoit prise: mais ne m' estant icy proposé de juger ce procés, j' en lairray la decision à ceux qui manient les affaires d' Estat, & peut-estre y aura-il assez dequoy amuser leurs esprits.
