lunes, 10 de julio de 2023

6. 20. Traits de liberalité du Capitaine Bayard.

Traits de liberalité du Capitaine Bayard.

CHAPITRE XX.

Lors que le Roy Louys XII. conquit pour la premiere fois la Duché de Milan, il donna au Comte de Ligny les villes de Vaugaire & Tortonne. Quelque temps apres Ludovic Sforce, qui avoit esté chassé se retira en Allemagne, dont il tira grandes forces à gresse d' argent. De maniere  qu' en peu de temps, & à petit bruit il r'entra dedans Milan: Et adoncques la plus grande partie des villes se revolterent contre nous, & specialement celles de Vaugaire & Tortonne: Quelque temps apres Sforce ayant esté pris par les nostres, & mené au Chasteau de Loche prisonnier, où il finit pauvrement ses jours, tout l' Estat de Milan estant reduit soubs nostre puissance, le Seigneur de Ligny qui avoit esté l' un des premiers entrepreneurs de cette conqueste, voulut visiter ses rebelles, suivy du Seigneur Louys Dars Lieutenant, & Bayard guidon de sa compagnie: Bien deliberé d' en faire vengeance exemplaire. Et estant dedans Alexandrie, vingt des principaux bourgeois de la ville de Vaugaire se presenterent à luy pour obtenir de luy pardon de la faute par eux commise. Mais il ne les voulut ny voir ny oüir. Quoy voyant ce pauvre peuple, pria le Seigneur Dars à jointes mains de vouloir estre leur intercesseur: Ce qu' il promit, comme de faict il l' obtint le soir. Le lendemain il luy presenta ces bourgeois, lesquels agenoüillez devant le Seigneur de Ligny, s' escrierent tous d' une voix: Misericorde. Et l' un d' eux portant parole pour ses compagnons, excusant au moins mal qu' il luy fut possible, ce qui avoit esté par eux faict, protesta que jamais ils ne retourneroient en cette faute, obtenans misericorde de luy. Or avoient-ils estalé sur une table une grande quantité de vaisselle d' argent, pour luy en faire present, laquelle il desdaigna de voir: mais d' une face farouche, leur dit. Comment meschans, lasches & infames, estes vous si hardis d' entrer en ma presence, qui comme faillis de cœur, vous estes sans semonce de l' ennemy revoltez contre moy? Quelle asseurance puis-je desormais esperer de vous? Et apres plusieurs propos, le Seigneur Dars un genoüil à terre, le supplia de les vouloir prendre à mercy, se rendant pour eux caution de leur devoir pour l' advenir. A quoy tout ce peuple s' escria. Monseigneur il sera ainsi. Le Comte de Ligny meu de leur clameur, & quasi larmoyant leur dit. Allez, pour l' amour du Capitaine Louys Dars qui m' a fait une infinité de services, je le vous pardonne, & n' y retournez plus. Mais au regard de vostre present je ne le daignerois prendre, car vous ne le meritez pas. Toutes-fois advisant ceux qui estoient autour de luy, il jette l' œil sur Bayard, & luy dict. Prenez toute cette vaisselle, je la vous donne. A quoy il respondit soudainement. Monseigneur je vous remercie tres-humblement du bien que me faites: Mais ja à Dieu ne plaise que biens qui viennent de gens si meschans entrent dedans ma maison: car ils me porteroient malencontre. Si prit la vaisselle piece à piece, & en fit present à ceux qui estoient là, sans rien retenir, & porte son histoire combien qu' il n' eust pas lors peu finer de dix escus: chose qui fit esbahir toute la compagnie; & estant sorty la chambre, le Seigneur de Ligny, qui l' aimoit infiniment, comme celuy qu' il avoit eslevé sous le regne de Charles VIII. commença de dire à ceux qui estoient demeurez: Que voulez vous dire de ce jeune Gentil-homme, ne merite-il pas un Royaume? Parquoy non content de ce qu' il luy avoit donné, il luy envoya le lendemain à son levé une robbe de veloux cramoisy, doublée de satin, un fort & excellent coursier, & 300. escus dedans une bourse: Qui ne luy durerent gueres: car les recevant d' une main, il les distribua de l' autre à ses compagnons. Pareille liberalité exerça-il au Royaume de Naples, où ayant esté laissé en garnison à Monarville par le Seigneur Louys Dars, pour commander à la compagnie pendant son absence, ayant mis le Seigneur Dom Allonce de Sottomajore Gouverneur de la ville d' André son prisonnier à mille escus de rançon, soudain qu' ils furent apportez. Allonce avant son partement les veit distribuer devant soy, sans que Bayard en retint un tout seul denier. Adverty par ses espions qu' un Thresorier portoit au Capitaine Gonsale Ferrande, Lieutenant general du Roy d' Arragon quinze mille ducats en or, & devoit passer à trois ou quatre mille de sa garnison, il se delibera d' y avoir bonne part, & sur les trois heures du matin s' embuscha avecques vingt & cinq cuiraces dont il ne pouvoit estre veu, entre deux tertres, donnant ordre que Tardien gendarme de sa compagnie conduisist d' un autre costé quelques Albanois, a fin que le Thresorier avec son escorte, ne peust eschapper, ayant à passer l' un ou l' autre pas. La fortune veut qu' il passe prés de Bayard sur les sept heures du matin, lequel donne sur luy & sur son escorte de telle furie, que luy, son homme, & son argent furent pris, les autres s' estans sauvez de vistesse: Et se trouverent les quinze mille ducats és boëttes: Ausquels Tardien pretendoit la moitié, ayant esté d' un autre costé commis à l' execution de cette entreprise. Ce que Bayard ne luy voulut accorder, comme celuy lequel commandant à la garnison soustenoit toute la prise luy appartenir, pour en disposer à sa volonté. Cette question remise au jugement du Seigneur d' Aubigny, Lieutenant general du Roy au Royaume de Naples, apres les avoir oüis, il sententia pour Bayard. Et depuis tous deux retournez à Monarville, Bayard fit desployer les 15. mille ducats sur une table, disant à Tardien en se sous-riant: Voicy pas belle dragee. Mais plus il se gaussoit, & plus l' autre se courrouçoit, ne pouvant prendre en payement cette monnoye: Et entr' autres propos luy advint de dire, que s' il avoit seulement la tierce partie de ses deniers, il seroit homme de bien toute sa vie. Comment compagnon, (dit Bayard) ne tient-il qu' à cela que ne soyez asseuré de vostre vie? Or vrayement ce que n' avez peu obtenir de haute luitte, je le vous donne de bien bon cœur, & en aurez non le tiers, ains la moitié. Si luy fit compter sur le champ sept mil cinq cens ducats. Tardien qui auparavant pensoit que ce fust une mocquerie, se jette à deux genoux, ayant de joye la larme à l' œil, & luy dit. Helas Monsieur mon Maistre, comment pourray-je jamais recognoistre le bien que me faictes? Oncques Alexandre le Grand ne feit pareille liberalité. Taisez vous compagnon (respondit Bayard) car si j' avois la puissance, je ferois mieux pour vous. Cela ainsi faict il departit le demeurant de l' argent aux autres gens-d'armes selon leurs valeur & merites, sans en rien retenir pardevers soy. Puis dit au Thresorier: Mon bon amy, je sçay bien que si je le voulois, j' aurois bonne rançon de vous, mais je me tiens content de ce que j' ay eu. Quand vous voudrez, vous & vostre serviteur partirez, & vous feray conduire seurement où il vous plaira, ne voulant rien de ce qui est sur vous, ny que l' on vous foüille. Qui fut bien aise, ce fut le Thresorier: car il avoit vaillant sur soy en bagues & argent 500. ducats: & fut conduit par un trompette que luy bailla Bayard jusques à Barlote, avec son homme: Bien joyeux, veu la fortune qui luy estoit advenuë, d' estre tombé en si bonne main. En somme Bayard distribua tout l' or & l' argent aux autres, se gardant seulement pour son lot la peine & hazard de la guerre. C' estoit un jeu qui luy estoit ordinaire & familier.

domingo, 9 de julio de 2023

6. 19. De l' honneste amour du Capitaine Bayard envers une Dame, de la sage retraicte de luy en l' execution d' un amour vitieux.

De l' honneste amour du Capitaine Bayard envers une Dame, de la sage retraicte de luy en l' execution d' un amour vitieux.

CHAPITRE XIX.

Bayard aagé de treize ans avoit esté presenté par l' Evesque de Grenoble son oncle au Duc Charles de Savoye, lequel six mois apres en fit present au Roy Charles huictiesme, pour la singuliere proüesse de Chevalerie qu' il voyoit poindre en ce jeune Gentil-homme: En quoy il ne le trompa nullement, croissant aux yeux de tous sa vertu avecques son aage, comme je vous pourrois discourir plus particulierement. Mais mon opinion n' est pas de vous bastir icy un Histoire entiere de sa vie, ains de vous en remarquer quelques signalez placards. C' est pourquoy je me contenteray de vous dire, que le Roy Charles huictiesme estant decedé, Louys douziesme son successeur s' achemina deux ans apres en Italie pour le recouvrement du Duché de Milan, qui luy appartenoit du chef, & estoc de la Duchesse Valentine son ayeule. Voyage qui luy succeda si heureusement, que en peu de temps il se feit Seigneur de l' Estat, & tout d' une main contraignit Ludovic Sforce qui en joüissoit, de se blotir dedans l' Allemagne. Enflé de cette grande victoire, il retourne en France, laissant en la Lombardie plusieurs garnisons de François, entre lesquelles estoit la compagnie de gens d' armes du Comte de Ligny, dont Bayard portoit le guidon. Or luy prit-il envie de aller saluër la veufve de son premier Maistre, nommée Blanche, qui lors tenoit escole d' honnesteté dedans Carignan, ville de Piedmont, sur laquelle luy estoit assignee une partie de son doüaire. Comme l' amour & les armes sympathisent ensemblément, aussi Bayard jeune page en la Cour du Duc s' estoit enamouré d' une Damoiselle de mesme aage, qui luy rendoit une affection reciproque. Cette-cy apres son partement fut mariée avecques le Seigneur de Fluxas. Et lors qu' il arriva à Carignan, il trouva le mary & la femme avoir merveilleusement bonne part à l' oreille de la Duchesse, laquelle le receut tres-favorablement: Et apres qu' il luy eut rendu le devoir avecques tout honneur & humilité, il le voulut aussi rendre à la Dame de Fluxas; & adoncques l' amour honneste qu' ils s' estoient portez en leurs bas aages, commença par leurs devis de se ramentevoir dedans leurs ames. Cette gente Dame accomplie en beauté, & doüée d' un tres-bel esprit, luy ramentevoit les exploicts d' armes, pour lesquels il s' estoit acquis une renommee infinie, tant par la France que l' Italie: Et un jour entr'autres continuant ce propos, luy dit. Monsieur de Bayard mon amy, voicy la maison où avez pris vostre nourriture; Ce vous seroit une grande honte, si ne vous y faisiez cognoistre, aussi bien qu' avez faict ailleurs. Bayard la prie de luy dire ce qu' elle desiroit de luy. Il me semble (dit-elle) que devez faire un Tournoy en cette ville, pour l' honneur de Madame, qui vous en sçavra tres-bon gré. Vrayement (repliqua-il) puis que le voulez, il sera faict. Vous estes la Dame en ce monde qui a premier conquis mon cœur à son service, par le moyen de vos bonnes graces. Je suis tout asseuré de n' en avoir jamais que la bouche & les mains: car de vous requerir d' autre chose, je perdrois ma peine. Aussi, sur mon ame aimerois-je mieux mourir que de vous solliciter de vostre des-honneur. Bien vous prie-je me donner l' un de vos manchons pour gage de nostre amitié. La Dame qui ne sçavoit ce qu' il en vouloit faire le luy bailla franchement. La plus grande partie de la nuict se passa en danses, & la Princesse devisa longuement avecques sa nourriture: & s' estant le Chevalier retiré en sa chambre, passa le demeurant de la nuict pour sçavoir comment il contenteroit sa Maistresse. Parquoy il depescha le lendemain un Trompette à toutes les villes des environs où il y avoit garnison, pour signifier aux Gentils-hommes, que s' ils se vouloient trouver quatre jours apres, qui estoit un Dimanche, à Carignan, en habillemens d' hommes d' armes, il donnoit un prix, qui estoit le manchon de sa Dame, où pendoit un rubis de la valeur de cent ducats, à celuy qui seroit trouvé le mieux faire à trois courses de lance sans lice, & douze coups d' espee. Le Trompette s' acquita de sa charge, & rapporta les noms de quinze Gentils-hommes, qui avoient promis & signé de s' y trouver. Cela venu à la cognoissance de la Princesse, elle fut tres-contente, & fit dresser un escharfaut sur la place où se devoient faire les joustes, & le combat. Au jour assigné se trouva Bayard armé de toutes pieces, & trois ou quatre de ses compagnons, comme aussi plusieurs Gentils-hommes, & se passa l' apresdinee en ce noble deduit. Commandant la Princesse au Seigneur de Fluxas de prier à souper chez elle tous ces vaillans combattans; L' apres-souper avant que commencer le bal, convint de donner le prix à celuy qui l' avoit gaigné: Le Seigneur de Fluxas & Grammont qui en estoient juges, par l' ordonnance de la Princesse, recueillirent les voix, tant des Gentil-hommes & Dames, que mesmes des combattans: Qui furent tous d' opinion de l' adjuger à Bayard. Parquoy les deux juges le luy vindrent presenter: Mais luy d' une honte asseuree le refusa, disant qu' à tort & sans cause luy estoit attribué cet honneur. Mais que s' il avoit aucune chose bien faite, cela estoit deu à la Dame de Fluxas, qui luy avoit presté son manchon, & qu' à elle, entant qu' à luy estoit, il remettoit de donner le prix où bon luy sembleroit. Le Chevalier qui n' aimoit cette Dame que par honneur, ne douta de faire cette declaration à son mary, lequel asseuré de son honnesteté, & de la sagesse de sa femme, n' en eut aucun mal en sa teste: Mais suivant l' Arrest prononcé par le Chevalier, le Seigneur de Grammont en presence du mary, dit à la Dame. Monsieur de Bayard, auquel on a adjugé le prix du Tournoy, a dit que c' estoit vous qui l' aviez gaigné, par le moyen du manchon que luy baillastes. Partant il le vous renvoye pour en faire ce qu' il vous plaira. Elle qui en cecy sentoit sa conscience nette, ne s' en estonna aucunement, ains le remercia humblement de l' honneur qu' il luy faisoit. Et puis qu' ainsi est (dit-elle) que Monsieur de Bayard me faict cet honneur de croire que mon manchon luy a faict gaigner le prix, je le garderay pour l' amour de luy: Mais du rubis, puisque pour le mieux faisant il ne le veut accepter, je suis d' advis qu' il soit donné à Monsieur de Mondragon: parce qu' on tient que c' est luy qui a mieux fait apres luy. Ainsi qu' elle ordonna fut accomply, sans qu' on oüit aucun murmurer. Si fut la Princesse fort joyeuse d' avoir fait si bonne nourriture. Les Gentils-hommes François demeurerent encores cinq ou six jours à Carignan, faisans bonne chere. En fin le Chevalier prit congé d' elle, luy jurant qu' il n' y avoit Prince, ny Princesse en ce monde, apres son souverain Seigneur, qui eust plus de commandement sur luy qu' elle y en avoit, dont il fut grandement remercié. Ce faict convint aussi prendre congé de ses premieres amours, qui ne fut sans larmoyer d' une part & d' autre: Et depuis dura cette honneste amitié jusques à la mort, ne se passant annee qu' ils ne s' entre-veissent par lettres, & presens.

En tout le discours que je vous ay faict cy-dessus, vous n' y voyez que de l' honneur, en celuy que je vous deduiray presentement, il y a quelque peu de honte, mais reparee sur le champ avec une telle sagesse, que je dirois volontiers qu' elle fit honte à l' honneur. Nostre bon Chevalier apres une longue suitte de guerres, ausquelles il avoit eu bonne part, retournant d' Italie en France, vint visiter l' Evesque de Grenoble son oncle, où ayant fait quelque sejour, il luy prit envie de se donner au cœur joye: & commanda à un sien valet de chambre de luy trouver quelque belle fille pour passer une nuict avecques elle. Suivant ce commandement le valet s' addresse à une pauvre gentil-femme, qui avoit une belle fille, de l' aage de dix & sept ans. La mere pour la pauvreté en laquelle elle estoit reduicte, consent la liuraison de sa fille, qui n' y vouloit du commencement entendre, toutes-fois en fin vaincuë  par les remonstrances violentes de sa mere, elle passa par sa volonté, & de ce pas conduite par le valet, & mise en une garderobbe. Le temps venu de se retirer, le Chevalier qui avoit soupé en un banquet, retourné en son logis, son homme luy dit qu' il avoit trouvé l' une des plus belles filles de la ville, mesme qui estoit gentil-femme. Il entre dedans la garderobbe, où il la trouve infiniment belle, mais aussi infiniment esploree. Comment m' amie (luy dit-il) ne sçavez vous pas bien pourquoy vous estes icy venuë? La pauvre Damoiselle se meit à genoux, & luy respondit. Helas ouy Monseigneur, ma mere m' a dit que je fisse tout ce que voudriez, toutes-fois je suis vierge, & ne fis jamais mal de mon corps, & n' avois volonté d' en faire si je n' y fusse contrainte. Mais nous sommes si pauvres ma mere & moy, que mourons de faim. Pleust ores à Dieu que je fusse morte: Au moins ne serois-je au nombre des mal-heureuses filles, & en deshonneur toute ma vie. Disant ces paroles, elle fondoit en larmes de telle sorte qu' on ne la pouvoit estancher. Ny la nuit, ny l' occasion & commodité, ny la beauté de la Damoiselle, ny le desir extraordinaire dont il estoit possedé, ne firent outrepasser au Chevalier les barrieres de l' honnesteté, mais à demy larmoyant luy dit. Hé vrayement m' amie je ne seray si meschant, que je vous oste ce bon & saint vouloir. Et changeant le vice en vertu, la prist par la main, & luy fit affubler un manteau, & au varlet (valet) prendre une torche, & la mena luy mesme coucher chez une Damoiselle sienne parente, voisine de son logis: & le lendemain au point du jour envoya querir la mere, à laquelle il dit: Venez çà m' amie, ne me mentez point, vostre fille est elle pucelle? Qui respondit. Sur ma foy Monseigneur quand vostre homme de chambre la vint hier querir, jamais n' avoit eu cognoissance d' homme. Et n' estes vous pas doncques bien mal-heureuse (repartit le Chevalier) de la vouloir faire meschante? La pauvre Damoiselle eut honte & peur, & ne sçachant que respondre, sinon de s' excuser sur sa pauvreté. Or dit le Chevalier, ne faictes jamais si lasche tour de vendre vostre fille, vous qui estes Damoiselle deuriez estre plus griefvement chastiee qu' une autre. Venez ça, avez vous personne qui la vous ait jamais demandee en mariage? Ouy bien (dit elle) un mien voisin honneste homme, mais il demande six cens florins, & je n' en ay pas vaillant la moitié. Et s' il avoit cela, l' espouseroit-il? (dit le Chevalier.) Ouy seurement (respondit-elle.) Adoncques il tira d' une bourse trois cens escus, disant: Tenez m' amie, voila deux cens escus, qui valent six cens florins, & cent escus pour l' habiller. Et en apres feit encores compter cent autres escus, qu' il donna à la mere. Et commanda à son homme de ne les perdre de veuë, jusques à ce qu' il eust veu la fille espousee. Ce qu' elle feit trois jours apres, & feit depuis un tres-honorable mesnage, retirant avec elle sa mere en sa maison. Repassez sur toute l' ancienneté, peut estre ne trouverez vous une histoire plus memorable que cette-cy sur ce sujet.

6. 18. Traict memorable de Chevalerie, courtoisie, & liberalité du Chevalier Bayard.

Traict memorable de Chevalerie, courtoisie, & liberalité du Chevalier Bayard.

CHAPITRE XVIII.

Apres avoir mis quelques discours des bonnes lettres sur le mestier, il ne sera hors de propos si pour contr'eschange, je donne icy lieu aux armes. J' ay au Chapitre precedent discouru sur la vie de Pierre Abelard, extraict d' une noble famille de Bretagne: Je vous representeray maintenant un Pierre de Bayard Gentil-homme du Dauphiné: Tous deux parangons, celuy-là aux bonnes lettres, cestuy-cy au faict des armes. Le premier sçavant & superlatif dessus les sçavans, d' un esprit bizarre, irrequiet, & presomptueux: Qui luy fit encourir plusieurs censures & reprimendes de ses superieurs. Le second vaillant dessus les vaillans, mais d' un esprit modeste, calme, & bien reiglé: Qui le feit aymer des grands, & honorer des petits: & par mesme moyen rapporter le tiltre de Bon Chevalier sans peur & sans reproche. Son trisayeul mourut aux pieds du Roy Jean à la journee de Poictiers, son bisayeul en celle d' Azincour sous Charles VI. son ayeul en la bataille de Mohtlehery, & son pere griefvement blessé en celle de Guinegaste. Belle production certes d' une Genealogie, pour rendre recommandable le Gentil-homme dont je parle, & neantmoins peu de chose, si la recommandation principale ne provenoit de son propre fonds. Toutes les loüanges que nous mandions de nos ancestres sont pauvres, quand nous manquons a nous mesmes. Jamais ne fut guerrier en son tout, accomply de tant de bonnes parties que luy. Les uns se trouvent accompagnez de proüesse, mais en eux quelques-fois defaut, ou le lignage, ou la prudence. Et ores que les deux s' y rencontrent, toutes-fois le mestier de la guerre engendre souvent le mespris de Dieu, & des hommes, en ceux qui pensent estre quelque outrepasse sur leurs compagnons. J' adjouste que pour se mettre plus aisément sur la monstre, ils logent avecques l' ambition d' honneur, souventes-fois l' avarice, aux despens du pauvre peuple, & tout d' une suitte, tantost la cruauté, tantost la paillardise selon les occasions. Tous vices esloignez de nostre bon Chevalier, qui n' avoit autre impression en son ame, premierement que l' honneur de Dieu, puis le service de son Roy, pour la deffence de sa Couronne. Liberal & courtois le possible, rendant aux Dames tel devoir que l' on peut desirer d' un preux Chevalier, & jeu sans vilenie. En toutes les escarmouches se trouvant tousjours à la pointe, pour faire teste à l' ennemy, & aux retraites le dernier, pour servir d' espaule aux siens: N' oubliant un seul point de bien obeïr à ceux qui avoient puissance de commandement sur luy, ny de bien commander, aux gendarmes qui estoient sous sa charge: Sage en ses advis aux deliberations de la guerre: Magnanime & prompt à la main aux executions: Magnanimité ordinairement suivie d' un heureux succez. Aimé non seulement des nostres, mais aussi de nos ennemis qui le redoutoient. Il poussa pied à pied sa fortune, premierement gendarme de la compagnie du Comte de Ligny, puis guidon, en apres chef d' une compagnie de gendarmes: & finalement Lieutenant de Roy. Servit trois Roys, Charles VIII. Louys XII. François I. Et singulierement ce dernier pour les paradoxes vertus qu' il recogneut en luy, le choisit pour recevoir l' Ordre de Chevalerie par ses mains. Plus belle closture ne pouvoit estre de son histoire que celle-là. Je n' ay pas icy entrepris de vous pourtraire tout au long sa vie, qui fut escrite d' une plume hardie en l' an 1527. par homme qui ne se voulut nommer, ains me contenteray de vous en refraischir par ce chapitre, la memoire, que je voy presque ensevelie par l' ingratitude des ans.

Pendant les guerres que nous eusmes sous le Roy Louys XII. en Italie contre les Venitiens, c' estoit un vray jeu de barres: tantost les villes prises par les uns, puis par les autres reprises. Entr'autres, la ville de Bresse estant retombée és mains des Venitiens, le Duc de Nemours Lieutenant general du Roy en la Lombardie, mit toute son entente à la remettre és mains de son Maistre, & y ayant mis le siege, comme il fallut aller à l' assaut, il avoit esté advisé par le conseil des Capitaines, que le Seigneur de Molart avecques ses gens de pied conduiroit la premiere pointe: Mais ayant chacun opiné, Bayard prit la parole, & dit au Duc de Nemours. Monseigneur sauf vostre reverence, & de tous Messeigneurs, il me semble qu' il faut faire une chose dont nous ne parlons. Interrogé par le Seigneur de Nemours que c' estoit. C' est, dit-il, que vous envoyez Monsieur de Molart faire la premiere pointe. De luy je suis asseuré qu' il ne rebouchera pas, ny beaucoup de gens de bien qu' il a avecques luy. Mais si les ennemis ont gens bien aguerris avecques eux, sçachez qu' ils les mettront à la pointe, & pareillement leurs harquebuziers: Or en telles affaires il ne faut jamais reculer: & si d' aventure ils repoussoient les nostres, & qu' ils ne fussent soustenus par la gendarmerie, il en pourroit sourdre un grand desordre. Parquoy je suis d' advis qu' avecques Monsieur de Molart on mette cent, ou cent cinquante hommes d' armes, lesquels seront pour beaucoup mieux soustenir le faix, que les gens de pied qui sont armez à la legere. Lors dit le Duc de Nemours. Vous dites vray, Monsieur de Bayard, mais qui est le Capitaine qui se voudra hazarder à la mercy de leurs haquebuttes? Ce sera moy s' il vous plaist (respondit Bayard) & croyez que la Compagnie dont j' ay la charge, sera aujourd'huy tel service au Roy & à vous, qu' aurez sujet & matiere de vous en contenter. Quand il eut ainsi parlé, tous les Capitaines se regarderent l' un l' autre grandement estonnez de cette offre si perilleuse. Toutes-fois ayant demandé la charge, elle luy demeura: Le Capitaine de Molart & ses gens vont à l' assaut, & sur les aisles estoit Bayard avecques les siens à pied tous gens de choix & eslite: car la plus part de ses gendarmes avoient esté, ou Capitaines en chef, ou des principaux membres des Compagnies: mais ils aimerent mieux apres, estre de sa compagnie que de commander, tant ils honoroient ses vertus. A bien assailly, bien deffendu: Et se jetta Bayard d' une telle furie, qu' il entra le premier, & passa le rampart, & apres luy plus de mille soldats. De sorte qu' ils gaignerent le premier fort. Mais cette hardiesse luy fut cher venduë. Car il receut un coup de picque dedans le haut de la cuisse, qui entra si avant que le bout rompit, & demeura le fer, & un bout du fust dedans. Bien pensoit-il estre blessé à mort: Au moyen dequoy il dit à Molart. Compagnon faites marcher vos gens, la ville est gaignee, de moy, je ne sçavrois tirer outre, car je suis mort. Le sang luy ruisseloit en grande abondance, lequel luy fut estanché par deux de ses archers, avecques leurs chemises qu' ils deschirerent, & en la premiere maison qu' ils trouverent desmonterent un huis, sur lequel ils le chargerent, & le plus doucement qu' ils peurent, avecques l' aide de quelques autres le porterent en une maison plus apparente qu' ils virent là à l' entour. C' estoit le logis d' un fort riche Gentil-homme, qui s' en estoit fuy en un Monastere: & sa femme estoit demeurée au logis, avecques deux belles filles qu' elle avoit, lesquelles s' estoient cachées en un grenier sous du foin. Quand on vint heurter à la porte, la Damoiselle resoluë d' attendre la misericorde de Dieu: voyant ce Chevalier que l' on portoit ainsi blecé luy ouvrit elle mesme la porte, laquelle il fit aussi tost refermer, & y mit les deux archers, leur disant: Gardez sur vostre vie, que personne n' entre ceans, si ce ne sont de mes gens. Je suis asseuré que quand on sçavra que c' est mon logis, nul ne s' efforcera d' y entrer. Et d' autant que pour me secourir, je suis cause que faillez à gaigner quelque chose, ne vous souciez, vous n' y perdrez rien, & je vous recompenseray d' ailleurs. Les Archers firent son commandement: Et il fut porté en une fort belle chambre où la Damoiselle le conduisit. Puis se jettant à genoux devant luy, parla en cette maniere, rapportant son langage au François. Noble Seigneur je vous presente cette maison, & tout ce qui est dedans: Car je sçay bien qu' elle est vostre, par le devoir de la guerre: mais je supplie tres-humblement vostre Seigneurie, qu' il vous plaise me sauver l' honneur & la vie, & de deux jeunes filles que mon mary & moy avons, qui sont prestes à marier. Bayard que je vous ay figuré pour miroüer de Chevalerie & d' honneur, luy respondit. Madamoiselle je ne sçay, si je pourray eschapper de ma playe. Mais tant que l' ame me battra au corps, à vous, ny à vos filles ne sera faict desplaisir, non plus qu' à moy: gardez les seulement en vos chambres, & donnez ordre qu' elles ne soient veuës: Il n' y a homme en ma maison qui s' ingere d' entrer en lieu, que ne vueillez, vous asseurant au demeurant qu' avez en moy un Gentil-homme qui non seulement ne vous pillera, mais vous fera toute la courtoisie qu' il pourra. Quand la bonne Damoiselle l' ouyt en cette façon parler, elle fut toute asseurée. Je vous laisse à part avecques quelle fureur fut prise la ville de Bresse, non seulement sous l' esperance du pillage, mais aussi pour le regret de la perte de nostre grand Achilles, chacun estimant que le bon Chevalier Bayard fust mort: Cela n' est point de mon suject. Je me contenteray de vous dire, que la Damoiselle fit venir un bon Chirurgien sien voisin qui visita la playe de Bayard grande & profonde, toutes-fois l' asseura qu' il estoit hors du danger de mort. Au second appareil le vint trouver le Chirurgien du Duc de Nemours qui le pensa, & en fit tres-bien son devoir: & quelques jours apres fit retourner en sa maison son hoste: Auquel il dit qu' il ne se donnast point de melancholie, n' ayant chez luy logé que de ses amis. Le Duc le venoit souvent visiter pour le consoler: & sur la rencontre de divers propos, luy raconta entr'autres choses, le desir que le Roy Louys douziesme son oncle avoit que pour l' asseurer du Milanois, on exterminast tout à fait l' Espagnol de la Lombardie. Et que la conclusion de ses lettres estoit d' une bataille: A laquelle le Duc s' estoit resolu par l' avis general de tous ses Capitaines, & souvent disoit à Bayard. Monsieur de Bayard mon amy, pensez de vous guerir: car je sçay bien qu' il faudra que donnions une bataille aux Espagnols entre cy & un mois, & si ainsi estoit, j' aymerois mieux avoir perdu tout mon bien que n' y fussiez, tant j' ay grande fiance en vous. Bayard respondit: Croyez Monseigneur que s' il est ainsi qu' il y ait bataille, tant pour le service du Roy mon Maistre, que pour l' amour de vous, & pour mon honneur qui va devant, je m' y ferois plustost porter en littiere que je n' y fusse. Le Duc luy fit plusieurs presens, selon sa puissance, & pour un jour luy envoya cinq cens escus, que Bayard donna aux deux Archers, qui estoient demeurez avecques luy quand il fut blecé, & apres avoir donné ordre aux affaires de la ville s' en partit en bonne deliberation d' accomplir le commandement du Roy qui luy estoit faict pour mettre fin à la guerre. Cette resolution fit une autre playe en l' esprit de Bayard, non moindre que celle du corps, craignant que pour l' incommodité de sa personne il ne peust estre de la partie. Luy venant chacun jour nouvelles du camp des François comment ils approchoient les Espagnols. Il avoit gardé cinq semaines le lit sans en partir: Mais sur ces nouvelles, il se fit lever pour sonder ses forces, & se promena quelque peu par la chambre. Et combien qu' il se trouvast foible, toutes-fois le grand cœur qu' il avoit ne luy donnoit le loisir d' y songer. Il envoya querir le Chirurgien qui le pensoit, & luy dit. Mon amy je vous prie me dire, s' il y a point de danger de me mettre en chemin, il me semble que je suis guery, ou peu s' en faut, & vous promets ma foy qu' à mon jugement, le demeurer d' oresnavant me pourra plus nuire qu' amander: Car je me fasche merveilleusement. Ses serviteurs avoient ja dict au Chirurgien le grand desir dont il brusloit d' estre à la bataille, & que tous les jours il ne regrettoit autre chose que de ne s' y trouver: Parquoy pour contenter aucunement son opinion, joinct l' estat de son mal, luy dit en son langage. Monsieur vostre playe n' est pas encores clause, toutes-fois par dedans elle est toute guerie. Vostre barbier vous verra habiller encore ceste fois, & mais que tous les jours au matin & au soir, il y mette une petite tente & une emplastre dont je luy bailleray l' oignement, il ne vous empirera point, & si n' y a nul danger: Car le grand mal de la playe est au dessus, & ne touchera à la selle de vostre cheval. Qui eust donné un Royaume à Bayard il n' eust pas esté plus content. Son Chirurgien fut plus que bien contenté, & se delibera de partir dans deux jours, commandant à ses gens que pendant ce temps ils meissent en ordre tout son cas.

La beauté de ce conte est, que son hostesse qui se tenoit tousjours sa prisonniere, comme aussi son mary & ses enfans, & que leurs biens meubles estoient siens (car ainsi en avoient faict les François aux autres maisons, comme elle sçavoit bien) eut plusieurs imaginations, estimant que si son hoste les vouloit traiter à la rigueur il tireroit d' eux à son partement plus de dix ou douze mille escus, eu esgard à la grandeur de leur bien & revenu, se delibera de luy faire quelque honneste present, se promettant, veu ses honnestes deportemens, & la gentillesse de son cœur, qu' il s' en contenteroit. Le matin dont le Chevalier devoit desloger l' apresdiner, la Damoiselle avecques un sien serviteur portant une petite boëtte d' acier, entra en sa chambre, où elle trouva qu' il se reposoit en une chaire, apres s' estre fort proumené, pour tousjours peu à peu essayer sa jambe, elle se jetta à deux genoux, mais incontinent il la releva, & ne voulut jamais souffrir qu' elle dit une parole, que premier ne fust assise aupres de luy, & puis commença son propos en cette maniere. Monseigneur, la grace que Dieu me fit à la prise de cette ville, de vous adresser en cette vostre maison, ne me fut pas moindre, que d' avoir sauvé la vie à mon mary, la mienne, & de mes deux filles, avecques ce qu' elles doivent avoir plus cher, qui est leur honneur. Davantage depuis qu' y arrivastes ne m' a esté fait, ny au moindre de mes gens une seule injure, mais toute courtoisie, & n' ont pris vos gens, des biens qu' ils y ont trouvez, la valeur d' un seul denier sans payer. Monseigneur, je suis assez advertie, que mon mary, moy, mes enfans, & tous ceux de la maison sommes vos prisonniers, pour en faire & disposer à vostre bon plaisir, ensemble des biens qui sont ceans. Mais cognoissant la noblesse de vostre cœur, à qui nul autre ne pourroit attaindre, suis venuë pour vous supplier tres-humblement qu' il vous plaise avoir pitié de nous, en eslargissant vostre accoustumee liberalité. Voicy un petit present que nous vous faisons: il vous plaira le prendre à gré. Alors prit la boëtte que ce serviteur portoit, & l' ouvrit devant le Chevalier qui la veit peline de beaux ducats. Mais luy qui d' un cœur genereux n' avoit jamais fait conte d' argent, se prit à rire, puis luy dit: Madamoiselle, combien y a-il de ducats en cette boëtte? La pauvre femme ayant peur qu' il fust courroucé d' en voir si peu, luy dit. Monseigneur, il n' y en a que deux mille cinq cens: mais si vous n' estes content, nous en trouverons plus largement. Alors il dit. Par ma foy, Madamoiselle, quand me donneriez cent mille escus, vous ne m' auriez pas tant faict de bien, que de la bonne chere que j' ay euë-ceans, & de la bonne visitation que m' avez faicte. Vous asseurant qu' en quelque lieu que je me trouve, aurez tant que Dieu me donnera vie, un Gentil-homme à vostre commandement. De vos ducats je n' en veux point, & vous remercie, reprenez-les. J' ay toute ma vie plus aimé les personnes que les escus, & ne pensez que je ne m' en aille aussi content de vous, que si cette ville estoit en vostre disposition, & me l' eussiez donnee. La bonne Damoiselle fut bien estonnee de se voir esconduite: Si se remit encores à genoux, mais gueres ne l' y laissa le bon Chevalier: & relevee qu' elle fut, luy dit. Monseigneur, je me sentirois à jamais la plus mal-heureuse femme du monde, si n' emportiez le peu de present que je vous fais, qui n' est rien au prix de la courtoisie que m' avez cy-devant faicte, & faictes encores de present par vostre grande bonté. Quand le Chevalier la vit ainsi ferme, & opiniastre en sa liberalité luy dit. Bien doncques Madamoiselle, je le prends pour l' amour de vous, mais allez moy querir vos deux filles: car je leur veux dire adieu. La pauvre femme qui cuidoit estre en Paradis de ce que son present avoit esté en fin accepté, alla querir ses filles, lesquelles estoient belles, bonnes, & bien enseignees, & avoient beaucoup donné de passe-temps au Chevalier durant sa maladie:

Parce qu' elles sçavoient fort bien chanter, joüer du lut, & de l' espinette. Si furent amenees devant luy, lequel pendant qu' elles s' accoustroient avoit faict mettre les ducats en trois parties, és deux, à chacune mil ducats, & à l' autre cinq cens. Elles arrivées se jettent à genoux, mais incontinent furent relevées: Puis la plus aisnée des deux commença de dire. Monseigneur, ces deux pauvres filles, ausquelles avez tant faict d' honneur que de les garder de toute injure, viennent prendre congé de vous, en remerciant tres-humblement vostre Seigneurie, de la grace qu' elles ont receuë, dont à jamais (pour n' avoir autre puissance) seront tenuës de prier Dieu pour vous. Le Chevalier quasi larmoyant, en voyant tant de douceur & d' humilité en ces deux belles filles, respondit: Mes Damoiselles vous faictes ce que je deurois faire, c' est de vous remercier de la bonne compagnie que m' avez faicte, dont je me sens fort vostre obligé. Vous sçavez que gens de guerre ne sont pas volontiers chargez de belles besongnes pour presenter aux Dames. De ma part il me desplaist grandement, que je n' en suis bien garny, pour vous en faire present. Madamoiselle vostre mere m' a donné deux mille cinq cens ducats, que voyez sur cette table. Je vous en donne à chacune mille pour ayder à vous marier: & pour ma recompense, vous prierez s' il vous piaist Dieu pour moy, autre chose je ne vous demande. Si leur meit les ducats en leurs tabliers voulussent ou non, puis s' addressa à la mere à laquelle il dict. Madamoiselle je prendray ces cinq cens ducats à mon profit, pour les departir aux pauvres Religions des Dames qui ont esté pillées, & vous en donne la charge: car mieux entendez où sera la necessité que toute autre, & sur cela je prends congé de vous, & leur toucha en la main à la mode d' Italie, lesquelles se meirent à genoux, plorans si tres-fort qu' il sembloit qu' on les voulust mener à la mort. Lors dit la mere, fleur de Chevalerie, à qui nul ne se doit comparer, le benoist Sauveur & Redempteur Jesus-Christ qui souffrit mort & passion pour tous les pecheurs, le vous vueille remunerer en ce monde, & en l' autre. Apres se retirerent en leurs chambres. Il fut temps de disner. Le Chevalier feit appeller son Maistre d' hostel, auquel il commanda que tout fust prest pour monter à cheval sur le midy. Le Gentil-homme du logis qui ja avoit entendu par sa femme la grande courtoisie de son hoste vint en sa chambre, & le genoüil en terre le remercia cent mille fois, en luy offrant sa personne & tous ses biens, desquels il pourroit disposer comme siens. Chose dont le Chevalier le remercia, & le feit disner avecques luy. Et apres ne demeura gueres qu' il ne demandast ses chevaux, tant luy tardoit qu' il n' estoit avecques sa compagnie par luy tant desiree, ayant belle peur que la bataille se donnast avant qu' il y fust. Ainsi qu' il sortoit de la chambre pour monter, les deux belles filles descendirent, & luy feirent chacune un present qu' elles avoient ouvré pendant sa maladie. L' un estoit de deux bracelets faicts de cheveux, d' or & d' argent tant proprement que merveilles: L' autre estoit une bourse sur satin cramoisy ouvrée subtilement. Grandement les remercia, & leur dit que les deux presens venoient de si bonnes mains, qu' il les estimoit hors de prix: & pour plus les honorer se feit mettre les bracelets aux bras, & meit la bourse en sa manche, avecques promesse que tant qu' ils dureroient il les porteroit pour l' amour d' elles. Sur ces paroles monta à cheval & vint trouver le Duc de Nemours qui l' attendoit avecques bonne devotion, & certes je ne pense point que l' on puisse representer Histoire diversifiée de tant de belles fleurs, comme cette-cy: & pour dire en un mot, de ce seul exemple vous pouvez recueillir quel fut le demeurant de sa vie.