domingo, 23 de julio de 2023

6. 40. D' une grossesse prodigieuse advenuë de nostre temps en la ville de Sens.

D' une grossesse prodigieuse advenuë de nostre temps en la ville de Sens.

CHAPITRE XL.

A l' issue du precedant chapitre, dans lequel je vous ay fait recit d' un esprit miraculeux qui fut veu autresfois en nostre France, je vous veux pour contreschange servir maintenant d' une grossesse & enfantement tout au rebours plus prodigieux, que le miracle n' avoit esté veu grand en l' autre. Les anciens discoururent de plusieurs monstres qui avoient esté produicts contre le commun cours de nature, mais je ne pense que jamais y ait eu accident monstrueux en femme tel que celuy dont je vous veux faire part.

Dedans la ville de Sens demeuroit une femme nommee Columbe Chatri, qui vesquit en lien de mariage l' espace de quarente huit ans avecques Louys Carita cousturier de son mestier. Advient qu' elle est engrossee de son mary, & sent en soy les premieres remarques d' un enfant encommencé: Car incontinent elle vint à une suppression de ses purgations naturelles, qui estoient auparavant en elle bien reglees, fut travaillee le premier mois d' un appetit de choses estranges: sentit au temps qu' il faut le remuëment de l' enfant, & par diverses fois. Ce pendant son ventre & ses flancs grossissoient peu à peu, & le laict enfloit ses mammelles. Peu s' en falloit que le temps & cours de sa vraye grossesse ne fust parachevé, qu' elle commença d' estre violentee, comme du travail de son accouchement, & pressee rudement des trenchees du ventre. Elle fut quelques jours sans rendre aucune urine (chose qui apprestoit gradement à penser aux medecins) laquelle quelque temps apres se desbonda d' elle, comme d' un petit torrent, entremeslee d' un grand amas de sang figé. Quoy voyans les Sage-femmes, qui auparavant se promettoient une heureuse couche, demeurerent fort estonnees. Depuis cette trompeuse grossesse, cette pauvre femme demeura au lict malade trois ans: Et jusques au dernier poinct de sa vie ne porta jour de santé. Faisant plainte incessamment de son enfleure, des trenchees de son ventre, qu' elle donnoit à manier aux premiers Medecins, ou Chirurgiens qui se rencontroient: faisoit ses doleances de cette grosse charge & inutile, qui tomboit deçà delà, & suivoit le remuëment divers de son corps. Et neantmoins estant en ses gayes pensees, disoit de fois à autres à ses voisines, qu' elle portoit dedans ses flancs un enfant qui feroit mourir la mere. Elle porta cette grossesse vingt & huit ans, fut mariee l' espace de quarante huit, mourut au soixante huitiesme de son age, delaissé son mary, lequel desirant s' esclaircir de cet accident qui avoit fait si longue & fascheuse compagnie à sa femme, la fit ouvrir par deux Chirurgiens de la ville de Sens, lesquels de prime face faisoient estat de cela, comme d' une tumeur schirreuse, toutesfois plus ils allerent avant plus ils se trouverent trompez: & tirerent de la matrice, le corps d' une petite fille tout formé, mais petrifié. Corps qui fut monstré à qui desiroit le voir. Mesmes Maistre Jean d' Alibour lors medecin tres fameux en la ville de Sens, & depuis premier Medecin de nostre Roy Henry IIII. redigea cette histoire par escrit, comme tesmoin oculaire, duquel je l' ay prise & aprise: & tout d' une main tasche de rendre raison par nature de cette metamorphose: Comme aussi fit le semblable à sa suite Maistre Simeon de Provenchere lors son compagnon en la ville. Tous deux personnages de marque en leur profession. Repassez par toutes les histoires prodigieuses qui furent oncques, cette-cy est l' outrepasse des autres. Que cela ait estre fait, puis qu' il est advenu, je n' en doute, mais d' en pouvoir rendre la raison comment & pourquoy, c' est en quoy je ne me puis satisfaire: Bien desirerois-je sçavoir auquel des deux il y a plus de merveille, que cette masse de chair se fust transformee en pierre portant la figure de fille, ou bien que cette pauvre femme l' ayant dedans ses entrailles ait peu viure l' espace de vingt & huit ans. Cette histoire est moderne, comme advenuë de nostre temps, mais elle se fera vieille par la suitte des ans.

6. 39. Histoire memorable d' un jeune homme de prodigieux esprit.

Histoire memorable d' un jeune homme de prodigieux esprit.

CHAPITRE XXXIX.

Il faut que j' enfile tout d' une suitte avecques le chapitre precedant ce que j' ay maintenant à deduire, pour estre retiré d' un mesme Autheur: & vous representant cette Histoire en sa simplicité, sans y apporter aucun fard, vous y adjousterez plus de foy: car autrement peut estre la penseriez vous outrepasser toute humaine opinion. Item en celuy an (dit-il parlant de l' an mil quatre cens quarante cinq) vint un jeune homme qui n' avoit que vingt ans ou environ, qui sçavoit tous les sept Arts Liberaux par le tesmoignage de tous les Clercs de l' Université de Paris, & si sçavoit joüer de tous les instrumens, chanter & deschanter mieux que nul autre, peindre, & enluminer mieux que nul autre qu' on sçeust à Paris ne ailleurs. Item en fait de guerre, nul plus expert, & jouoit de l' espee à deux mains si merveilleusement que nul ne s' y comparast: car quand il voyoit son ennemy, il ne failloit point à saillir sur luy vingt ou vingt quatre pieds à un sault. Item il est Maistre en Arts, Maistre en Medecine, Docteur en Loix, Docteur en Decret, Docteur en Theologie: & vrayement il a disputé à nous au College de Navarre, qui estions plus de cinquante des plus parfaicts Clercs de l' Université de Paris, & plus de trois mille autres Clercs, & a si hautement respondu à toutes les questions qu' on luy a faites, que c' est une droicte merveille à croire qui ne l' avroit veu. Item il parle Latin trop subtil, Grec, Hebrieu, Caldaïque, Arabique, & plusieurs autres langages. Item il est Chevalier en armes, & vrayement si un homme pouvoit viure cent ans sans boire, sans manger, sans dormir, il n' avroit pas les sciences qu' il a du tout par cœur apprise, & pour certain il nous fit tres-grand freor: car il sçait plus que ne peut sçavoir Nature humaine: car il reprend tous les quatre Docteurs de saincte Eglise: Bref, c' est de sa Sapience la nompareille chose du monde: Et nous avons en l' Escriture que l' Antechrist sera engendré de pere Chrestien, & de mere Juifve, qui se feindra Chrestienne, & chacun croira qu' elle le soit, il sera né de par le Diable en temps de toutes guerres, & que tous jeunes gens seront desguisez d' habit, tant femmes qu' hommes. Vous voyez comme cest Autheur estonné de ce grand esprit craint que celuy duquel il parloit ne fust cest Antechrist, dont Lactance nous a baillé les premiers advertissemens: qui me donne à penser que ce n' est point une histoire controuvee à plaisir, ains telle qu' elle advint en ce temps-là. Car ce qu' il dit que l' Antechrist devoit naistre du temps que les femmes changeroient d' habit, c' estoit en haine de Jeanne la Pucelle, que cest Autheur n' avoit jamais peu gouster. Et ce qui me rend ce passage plus croyable, c' est que Georges Chastelain, qui fut du temps de Charles VII. en une recollection des choses merveilleuses qui advindrent de son temps parlant, ce semble de ce mesme personnage dit en la façon qui s' ensuit:

J' ay veu par excellence

Un jeune de vingt ans

Avoir toute science,

Et les degrez montans,

Soy se vantant sçavoir dire

Ce qu' oncques fut escrit

Par seule fois le lire

Comme un jeune Antechrist.

Et n' est pas à contemner une chose que recite Jean Moulinet en la suitte de cette recollection de Chastelain, quand il dit qu' il avoit veu homme chantant d' une mesme teneur, & promptitude de voix le Dessus & la Taille d' une Chanson:

J' ay veu, comme il me semble,

Un fort homme d' honneur

Luy seul chanter ensemble

Et Dessus & Teneur,

Olbeken, Alexandre, 

Jossequin, ne Bugnois, 

Qui sçavent chants espandre,

Ne font tels esbanois.

Qui est un autre miracle de nature, auquel j' adjouste de tant plus de foy que Moulinet estoit aussi bon Musicien que Poëte. Il n' y a pas douze ou treize ans qu' il est mort un bouffon, nommé Constantin, qui representoit presque toutes sortes de voix, tantost le chant des Rossignols, qui n' eussent pas mieux sceu desgoiser leurs ramages que luy, tantost la Musique d' un asne, tantost les voix de trois ou de quatre chiens qui se battent, & en fin le cry de celuy, qui pour estre mords par les autres, se va plaignant. Avecques un peigne mis dans sa bouche il representoit le son d' un cornet à boucquin: Toutes ces choses si à propos, que ny l' asne, ny les chiens en leur naïf, ny un homme joüant du cornet à boucquin n' eussent eu l' advantage sur luy. J' en parle comme celuy qui l' ay veu souven tesfois en ma maison: mais sur tout estoit admirable qu' il parloit quelquesfois d' une voix qu' il tenoit tellement enclose dedans son estomach sans ouvrir que bien peu les baleures, à maniere qu' estant pres de vous, s' il vous appelloit, vous eussiez creu que c' eust esté une voix qui venoit de bien loing, & ainsi ay-je veu quelques miens amis trompez par luy. Ce qui ne merite pas moins estre sçeu, que le Musicien de Moulinet.

6. 38. Que ce n' est pas un petit secret à un homme d' Estat d' avoir des Predicateurs à poste.

Que ce n' est pas un petit secret à un homme d' Estat d' avoir des Predicateurs à poste.

CHAPITRE XXXVIII.

Jamais meurdre ne fut plus malheureux & meschant que celuy de Louys Duc d' Orleans en l' an 1407. dont Jean Duc de Bourgongne avoit esté instigateur. Chacun crioit harou contre luy, & specialement les Princes & grands Seigneurs: Tellement qu' en la premiere colere, il fut contraint de quitter Paris & se retirer en ses pays, où apres avoir aucunement recueilly ses esprits, & sçachant l' accusation que la Doüairiere d' Orleans avoit instituee contre luy devant le Roy, il delibera de se justifier, & retourna a la ville, où il n' eut autre Advocat qu' un Maistre Jean Petit Theologien, grand Predicateur: & fut sa justification non de denier l' assassin, car il estoit trop averé, ains de soustenir qu' à bonne & juste cause il avoit esté commis, c' est à sçavoir, pour le bien du Roy & de l' Estat. Proposition qui estoit fausse, & qui du commencement fut trouvee de fascheuse digestion: mais l' ayant depuis soustenuë au Parvy nostre Dame de Paris en presence d' une infinité de personnes, elle se trouva si plausible, que tout ce que firent de là en avant ceux qui soustenoient le party d' Orleans estoient tenus pour rebelles par le peuple: Et comme ainsi fust que quelques personnages d' honneur improperassent à Petit ce qu' il en avoit fait, il leur respondit qu' il avoit douze ou treize moyens pour le soustenir, mais que le principal estoit l' obligation qu' il avoit au Duc de Bourgongne, ayant esté entretenu par luy aux estudes, & estant encores à ses gages. Raison certes tres-digne d' un Caphard. Le Duc de Bourgongne voyant quel fruit luy avoit apporté cette premiere démarche, n' eut de là en avant autre plus grand soin que de captiver la bien-vueillance de l' Université de Paris, dans laquelle se trouverent une infinité de rejettons tels que Petit, qui guerroyerent par leur caquet dans leurs chaires les pauvres Princes d' Orleans, de telle façon que la porte de la Justice leur estant clause, ils furent contraincts d' avoir recours aux armes pour se la faire à eux mesmes: empirans par ce moyen leur marché, & en fin voyans le peu d' advancement qu' ils gagnoient par les armes, userent du mesme artifice que leur ennemy, qui fut de se mettre sous la protection du grand Gerson, lequel prenant leur cause en main, fit declarer au Concil de Constance la proposition tenuë par Petit, comme heretique & erroneee. Ce maistre Jean Petit Predicateur apporta les troubles sous Charles sixiesme en France. Un autre y apporta une bonne partie du repos sous Charles septiesme. Il y eut un frere Richard Cordelier (Monstrelet le fait Augustin, soit l' un, soit l' autre, il ne m' en chault) cestuy apres avoir suivy quelque temps le party Anglois dans Paris, se rendit en fin des nostres, faisant (si ainsi le faut dire) des miracles par sa langue pour le service du Roy: mais parce que Monstrelet n' en dit qu' un mot, & que j' ay recueilly une partie de cette Histoire d' un livre escrit à la main, dont je m' aide selon les occurences, je vous en feray ce petit discours. Ce Moine avant que se faire Royal, vint à Paris en l' an mil quatre cens vingt neuf, où il prescha au charnier de sainct Innocent avec une admiration infinie de tous, & estoit son Sermon de six heures d' ordinaire. Je vous veux representer tout de son long le passage dont j' ay recueilly cette Histoire. Item le Cordelier devant dit, preschoit le jour sainct Marc à Boulongne la petite, & là se trouva tout le peuple que j' ay dit: & pour vray icelle journee à revenir dudit Sermon furent les gens de Paris tellement tournez en devotion, qu' en moins de trois ou quatre heures eussiez veu plus de cent feux, en quoy les hommes ardoient tables, & tabliers, cartes, billes, billars, & toutes choses à quoy on se pouvoit courroucer, & maugreer à jeu convoiteux. Item celuy jour, & le lendemain les femmes ardoient tous les atours de leurs testes, & les pieces de cuir, ou Baleines qu' elles mettoient en leurs chaperons pour estre plus roides, les Damoiselles laissoient leurs cornes & leurs queuës, & grand foison de leurs pompes: & vrayement dix Sermons qu' il fit à Paris, & un à Boulogne tournerent plus le peuple à devotion que tous les Sermonneurs depuis cent ans n' avoient fait. Le dernier Sermon qu' il fit à Paris fut le lendemain sainct Martin vingtsixiesme Avril mil quatre cens vingt neuf, & dit au departir que l' an qui seroit apres on verroit les plus grandes merveilles qui furent oncques. A tant l' Autheur. Or ce Religieux plein de persuasion s' estant depuis retiré pardevers le Roy Charles septiesme marchoit à la teste de l' armee: mais le bon du compte est que les Parisiens le voyans joüer nouveau roolle, aussi voulurent-ils faire de leur costé le semblable. Car en despit de luy ils retournerent sur les bombances & jeux qu' il (ils) avoient quittez, estimans que c' eust esté pecher contre le S. Esprit, s' ils eussent reformé leurs vices par les exhortations de ce frere. Exemple qui n' est pas petit au sujet present, pour monstrer de quelle puissance sont les prescheurs, specialement pendant les guerres civiles. Je ne veux pas dire qu' il n' y en ait de gens de bien, mais tant y a qu' ils sont hommes, par consequent tantost possedez d' avarice, tantost d' une ambition dereglee: & n' est pas certes sans raison que nous appellons en Latin leurs Sermons, Concions: car tout ainsi qu' en la ville de Rome les Tribuns estoient ceux qui par leurs seditieuses Harangues, que l' on appelloit Concions, remuoyent les humeurs du peuple, contre les grands, sous le masque de la liberté qu' ils luy proposoient: Aussi font souvent nos Prescheurs de mesme, sous le faux pretexte du service de Dieu, ou du bien public, selon que les Princes acheptent leurs langues, lesquels n' ont quelquesfois autre Religion en eux que celle que la commodité de leurs affaires leur enseigne. Sur ces arrhes ceux qui sont du mestier de Sermonneurs & Prescheurs trouvent tousjours quelque eschantillon mal pris dans la saincte Escriture, qui leur sert d' eschapatoire pour soustenir leur party. Ce temps pendant un pauvre peuple guidé d' un bon zele, jette l' œil sur eux, & se laisse mener par l' aureille avec une simplicité qu' il tourne puis apres en fureur selon les occasions. On dira que cestuy est un pretexte de Machiavel, qui seroit beaucoup meilleur teu que dit, mais je suis contraint de le corner à son de trompe en cette calamité où nous nous sommes veuz plongez. Parce que si vous oyez les Predicateurs du jourd'huy dedans leurs chaires, ils n' ont autres declarations dans leurs bouches que celles qu' ils font encontre Machiavel: & neantmoins il n' y a celuy d' eux qui ne soit vrayement Machiaveliste, si nous appellons Machiaveliser quand un Predicateur est aux gages d' un grand Seigneur pour induire le peuple à le suivre.