domingo, 30 de julio de 2023

8. 1. De l' origine de nostre Vulgaire François, que les anciens appelloient Roman,

LIVRE HUICTIESME

De l' origine de nostre Vulgaire François, que les anciens appelloient Roman, & dont procede la difference de l' orthographe, & du parler.

CHAPITRE I.

Nostre France appellee au temps passé Gaule, eut sa langue originaire qui se continua longuement en son naïf, comme toute autre. Or est-il qu' en la mutation des langues il y a deux propositions generales que l' on peut recueillir des evenemens: La premiere est un changement qui procede de nos esprits, comme ainsi soit que selon la diversité des temps, les habits, les magistrats, voire les Republiques prennent divers plis sous un mesme peuple: aussi combien qu' en un pays il n' y ait transmigration de nouvelles peuplees, toutesfois successivement en mesme ordre que toute autre chose, se changent les langues par une taisible alluvion. Et pour cette cause disoit un ancien Poëte de Rome que beaucoup de paroles renaistroient, desquelles l' usage estoit perdu: Et au contraire que quelques autres perdroient leur vogue qui avoient esté en credit.

Outre cette mutation qui se presente sans y penser, il s' en trouve une autre que quelques uns appellent corruption, lors qu' un pays estant par la force des armes subjugué, il est contraint pour complaire au victorieux d' apprendre sa langue. Et reçoit cette forme encores autre consideration, d' autant que quelquesfois le pays vaincu est tellement nettoyé des premiers habitateurs, que les nouvelles colonies y plantent du tout leurs langues. Quelquesfois aussi n' y a si universelle mutation, ains advient, ou que pour la necessité des affaires qui s' offrent en un pays vaincu avec le victorieux, ou pour luy agreer par une servitude taisible, & si ainsi me le faut dire, par une volontaire contrainte, nous apprenons avec les loix de nostre Seigneur, par un mesme moyen son langage. De celles cy quant est des langues dont nous avons cognoissance, sont la Françoise, & l' Espagnole, & lors ne se fait generale mutation, ains entons sur nostre langue ancienne la plus grande partie des mots, ou manieres de dire de l' estranger, nous les faisans par longue traite de temps propres, tout ainsi que leurs façons: Le Latin estoit la langue premiere de l' Italien: Ce neantmoins par laps de temps, le Got, le Lombard, le François, & de nostre temps l' Espagnol y ont tellement mis du leur, que vous la voyez estre composee de ces cinq: & toutesfois n' y a rien qui soit pur Latin, pur Got, pur Lombard, pur François, pur Espagnol. Et l' Anglois (que les anciens appellerent Anglosaxon) bien qu' il apportast nouveau parler au pays, où il fit sa residence, si est-ce que pour le present encores se ressent-il de grande quantité de nos mots par la domination qu' entreprist sur luy le Normand. Et qui plus est n' ayant totalement, & si ainsi je l' ose dire, de fonds en comble desraciné sa vieille langue, encores retient-il plusieurs dictions Latines, que les Romains avoient semees en la grand Bretagne, lors qu' ils y planterent leurs victoires. Ce qu' à grand peine recognoistrez vous en l' Allemant sur lequel le Romain ne sceut que bien peu enjamber: De cette mesme façon nos anciens Gaulois (comme recite nostre Langey) accreurent leur Vulgaire jusques vers les parties du Levant, où ils firent plusieurs conquestes. De maniere que cette proposition semble estre du tout necessaire, si de plusieurs particularitez nous alambiquons un universel, que selon la diversité des conquestes & remuemens de nouveaux menages, les Langues reçoivent corruption plus ou moins, selon la longueur du temps, que les conquereurs demeurent en possession du pays par eux conquis.

Ces reigles generales presupposées, qui semblent par un discours de nature estre veritables & infaillibles, nostre Gaule eut semblablement sa langue originaire, toutesfois ny plus ny moins que l' Italienne, & l' Espagnole, aussi a elle receu ses mutations, & a l' on basty un nouveau langage sur les fondemens de l' ancien. Les mots toutesfois empruntez ou des nouvelles flottes de gens estrangers, qui desbonderent dans les Gaules, ou des victorieux qui s' en impatroniserent: je dy des nouvelles flottes de gens estrangers, comme des Grecs, & Phocenses, qui prindrent terre ferme à Marseille, ainsi que plusieurs estiment. Je dy des victorieux, comme premierement des Romains, puis des François: Ainsi la langue dont nous usons aujourd'huy selon mon jugement est composée, part de l' ancienne Gauloise, part de la Latine, part de la Françoise, & si ainsi le voulez, elle a plusieurs grandes symbolisations avec la Gregeoise. Et encores le trafic & commerce que nous eusmes sous les regnes du Roy François I. & Henry II. avec l' Italien, nous apporta aussi plusieurs mots affectez de ce pays là. Tous les termes neantmoins de ces Langues estrangeres accommodez au cours de l' ancienne Gauloise. Mais sur tout est infiniement nostre Vulgaire redeuable aux Romains, voire le peut-on dire plustost Romain qu' autrement, encores qu' il retienne grande quantité de mots & du Gaulois & du François.

Et a fin que l' on ne pense que je jette cette pierre à coup perdu, jamais peuple ne fut si jaloux de l' auctorité de sa Langue, comme fut l' ancien Romain. Valere le grand au deuxiesme livre de ses histoires, parlant de la grandeur de Rome, dit que l' on peut bien recueillir combien les anciens Magistrats de cette ville avoient eu la Majesté du peuple, & de l' Empire en recommandation, de tant qu' entre toutes les coustumes tres-religieusement par eux observees ils avoient avec une perseverance infinie accoustumé de ne respondre aux Ambassadeurs de la Grece qu' en Latin, & les contraignoient mesmement de parler Latin à eux par truchemens, & non seulement dans la ville de Rome, mais aussi au milieu de la Grece & de l' Asie, jaçoit que d' ailleurs entre tous les peuples la Langue Grecque eut grand credit. Et faisoient cela (dit Valere) a fin que l' honneur de la langue Latine s' espandist par tout l' Univers. Plutarque en la vie de Caton, dit que luy passant par Athenes, ores qu' il sçeust parler le Grec, si voulut-il haranguer aux Atheniens en Latin, se faisant entendre par son truchement. Suetone raconte que Tibere portoit tel respect à sa Langue, que voulant user en plain Senat du mot de Monopole, qui estoit emprunté du Grec, ce fut avecque une certaine preface, demandant congé de ce faire: & luy mesme une autresfois fit effacer d' un Decret du Senat le mot d' Embleme, comme estant mandié d' une autre Langue que de la Latine, enjoignant tres-estroitement que si l' on ne pouvoit trouver diction propre qui peust representer celle-là en Latin, pour le moins que l' on en usast par un contour de langage: En cas semblable Claudius l' un des successeurs de Tybere fit non seulement razer de la matrice des Juges un personnage d' honneur, mais qui plus est luy osta le nom & tiltre de Citoyen de Rome: parce que combien qu' il sçeust fort bien parler Grec, toutesfois il estoit ignorant de la Langue Latine. De cette mesme opinion vint aussi que les Romains ayans vaincu quelques Provinces, ils y establissoient Preteurs, Presidens, ou Proconsuls annuels, qui administroient la Justice en Latin. Bref sainct Augustin au 19. livre de la Cité de Dieu nous rend tres-asseurez de ce discours, quand il dit au chap. 7. Opera data est ut imperiosa civitas non solum iugum, verum etiam Linguam suam domitis gentibus imponeret. Qui est à dire, on besongna de telle façon, que cette superbe ville non seulement ne se contenta d' asservir, mais aussi voulut espandre sa langue par toutes les nations subjuguees. Cela fut cause que les Gaulois sujects à cest Empire s' adonnerent, qui plus, qui moins, à parler, & entendre la Langue Latine, tant pour se rendre obeïssans, que pour entendre leur bon droit. Et à tant emprunterent des Romains une grande partie de leurs mots, & trouverez és endroicts ausquels le Romain establit plus longuement son Empire (comme en un pays de Provence & contrees circonvoisines) le langage approcher beaucoup plus de celuy de Rome. Ainsi s' eschangea nostre vieille Langue Gauloise en un Vulgaire Romain, tellement que là où nos vieux Gaulois avoient leur propre langage que l' on appelloit Walon, ceux qui leur succederent appellerent le langage plus moderne, Roman: parce qu' il sembloit avoir pris son origine des mots Romains, que l' on avoit, ou adoptez, ou naturalisez en ce pays avec l' ancienne Grammaire Gauloise. Vous commencerez de recognoistre cela dés le temps de Sidonius Apollinaris Evesque de Clermont, lequel au troisiesme de ses lettres congratuloit à Hecdice Gentil-homme Auvergnac que la Noblesse d' Auvergne contemnoit le langage Gaulois pour s' addonner à un autre beaucoup plus exquis: c' estoit vraysemblablement le Romain que nous affectasmes de telle façon, que quelquesuns parlans de nostre pays, l' appelloient quelquesfois Romanie, & nous pareillement Romains. Au deuxiesme Concil de Tours, Ne quis Britannum, aut Romanum in Armorico sine Metropolitanorum comprovincialium voluntate, aut litteris Episcoporum ordinare praesumat: Auquel passage le mot de Romanus est pris pour François, ou Gaulois demeurant en la Bretagne. Luithprand en son premier livre parlant de Guy Comte de Spolete, & Berenger Comte de Fourjule, qui d' une esperance affamee dés le vivant de Charles le Chauve Empereur, partageoient ses Provinces entr'eux, dit que Berenger se donnoit pour son lot l' Italie, & Guy Franciam, quam Romanam vocat. Au supplément de Rheginon, où il est parlé de Louys d' Outremer, qui estoit en Angleterre pendant la prison de Charles le Simple son Pere. Interim Ludovicus, Rex Galliae Romanae filius Caroli, &c. Et quand vous voyez au trente-septiesme tiltre de la Loy Salique deux articles portans, Si Romanus Francum ligaverit sine caussa MCC. den. qui faciunt solidos XXX. culpabilis iudicetur. Si verò Francus Romanum ligaverit sine caussa DC. den. qui faciunt solidos XV. culpabilis iudicetur. Sous ce mot de Romanus, on entend parler du Gaulois. De là vint aussi qu' on appella Roman nostre nouveau langage. Vray que pource qu' il estoit corrompu du vray Romain, je trouve un passage où on l' appelle Rustique Roman. Au Concil tenu en la ville d' Arles l' an 851. article dix-septiesme l' on commande aux Ecclesiastics de faire des Homilies contenans toutes instructions qui appartenoient à l' edification de nostre Foy. Et easdem Homilias quisque transferre studeat in Rusticam Romanam, aut Theodoscam, quò facilius cuncti poßint intelligere quae dicuntur. C' estoit qu' il vouloit qu' on translatast ces Homilies en la langue Françoise, ou Germanique, que les Italiens appellent encores aujourd'huy Tudesque: par ce que nous commandions lors à l' Allemagne, ainsi qu' à la France. Depuis par un long succés de temps parler Roman n' estoit autre chose que ce que nous disons parler François. J' ay veu une vieille traduction qu' une Damoiselle fit des Fables d' Esope, portant ces vers:

Au finement de cest escrit 

Qu' en Romans ay tourné, & dit, 

Me nommeray par remembrance, 

Marie ay nom, si suis de France, 

Per l' amour le Comte Guillaume,

Le plus vaillant de ce Royaume, 

M' entremis de ce livre faire, 

Et de l' Anglois en Roman traire. 

Isope appelle-l'on cil livre, 

Qu' on translata, & fit escrire, 

De Griu en Latin le tourna, 

Et li Roy Auvert qui l' ama 

Le translata puis en Anglois, 

Et je l' ay tourné en François.

Auquel lieu vous voyez que cette Damoiselle use du mot de Roman, & François indifferemment pour une mesme signification. Chose qui estoit encores en usage du temps de Charles le Quint, sous lequel frere Guillaume de Nangy, ayant traduit en François l' Histoire de France, qu' il avoit composee en Latin, dit ainsi sur le commencement de son œuvre. Je frere Guillaume de Nangy ay translaté de Latin en Roman à la requeste des bonnes gens ce que j' avois autresfois fait en Latin, & comme ainsi soit que le Roman fut le langage Courtisan de France, tous ceux qui s' amusoient d' escrire les faicts heroïques de nos Chevaliers, premierement en Vers, puis en Prose, appellerent leurs œuvres Romans, & non seulement ceux-là, mais aussi presque tous autres, comme nous voyons le Roman de la Roze, où il n' est discouru que de l' Amour, & de la Philosophie. Cela apporta entre nous une distinction de deux langages, l' un comme j' ay dit, appellé Roman, & l' autre Walon, qui approchoit plus pres de la naïveté du vieux Gaulois; distinction qui s' est transmise jusques à nous: car aux pays bas ils se disent parler le Walon, & que nous parlons le Roman.

Or advient-il ordinairement que nos langages tant en particulier comme en general, accompagnent la disposition de nos esprits: car si vous vous arrestez au particulier, mal-aisément trouverez-vous un homme brusque en ses mœurs, qui n' ait la parole de mesme, & peu de personnes tardives, & Saturniennes, qui n' ayent aussi un langage morne, & lent. Le general va de mesme: Ainsi voyez-vous entre nous autres François, le Normand assez advisé en ses affaires trainer quelque peu sa parole, au contraire le Gascon escarbillat par dessus tous, parler d' une promptitude de langue, nom commune à l' Angevin & Manceau, de quelque peu, ains de beaucoup moins eschauffez en leurs affaires. & l' Espagnol haut à la main produit un Vulgaire superbe & plain de piaffe. L' Allemant esloigné du luxe parle un langage fort rude. Et lors que les Italiens degenerans de l' ancienne force du Romain, firent plus profession de la delicatesse que de la vertu, aussi formerent-ils peu à peu de ce langage masle Romain, un Vulgaire tout effeminé & molasse. Parce que presque tous leurs mots se terminent és cinq voyelles, & d' avantage voulurent racler la rencontre de deux consonantes qui estoient trop rudes à leurs aureilles delicates, de ces mots de optimus, maximus, factus, firent uns ottimo, maßimo, fatto: ainsi en prit-il à nos Gaulois, non pas quant à la delicatesse de laquelle ils furent tousjours esloignez, mais eschangeans leur langue Walonne en la Romaine, comme ceux qui avoient l' esprit plus brusque & prompt que les Romains, & par consequent le langage vray-semblablement plus court: aussi transplantans la langue Romaine chez eux, ils accourcirent les paroles de ces mots, Corpus, Tempus, Asperum, & autres semblables dont ils firent, Corps, Temps, & Aspre, avec une prononciation (comme il est à croire) de toutes les lettres. Or que l' ancien Gaulois eust un langage court nous l' apprenons, entr'autres, de Diodore, & de cette mesme brieueté (briefveté) de langage prit son origine & essence entre nous l' E feminin incognu à toutes autres nations: lettre qui est moitoyenne entre la voyelle & la consonante prononcee trop affectément en la fin d' une diction. Car elle n' est plaine voyelle en la fin d' un vers où les deux syllabes ne sont comptees que pour une, & qui prononcera à la fin d' un mot le T, ou S, trop affectément, il tombera fort aisément sans y penser en l' affectation d' un E, feminin: Et pour autant que nos Gaulois apprenoient malaisément de Latin comme une langue non accordante avec la leur, de ces mots, Scribere, Schola, Stabiliter, Species, & autres qui de soy estoient de difficile prononciation, pour la rencontre des deux consonantes, a fin de se la rendre facile, ils dirent, Escripre, Escole, Establir, Espece, en la mesme façon que nous voyons encore le Gascon, & Auvergnac pour Schola, & Stephanus dire Eschola, & Estephanus: Ainsi s' estudiant le Gaulois de parler au moins mal qu' il luy estoit possible son Roman, d' un multum, il façonna un moult, d' un ultra, un oultre, Lupus, Loup, dulcis, douls, comme nous voyons l' Escossois voulant representer nostre langue par un escorche, ou pour mieux dire par un Escoce François, pour Madame, dire Moudam. Enquoy il n' est pas encore hors de propos, ny impertinent de remarquer en passant que l' v, ainsi que nous le prononçons maintenant en François, nous est du tout propre, & pareillement venant de l' ancien estoc des Gaulois, comme ne se trouvant nation en tout le Ponant qui le prononce de telle façon que nous: Tous les autres, je veux dire, l' Allemant, l' Italien, l' Espagnol, l' Anglois, l' Escosssois, le Polonois, le prononçans en forme de la diphthongue Grecque *gr, le tout en la mesme maniere que les Latins mesmes en userent sur le declin de leur Empire, encores que je sçache bien que quelques-uns se rendent d' advis contraire. Par ainsi nos anciens Gaulois empruntans, comme j' ay dit, du Romain leurs paroles, & les naturalisans entre eux selon la commodité de leurs esprits & de leur Langue, les redigeoient vray-semblablement par escrit comme ils les prononçoient, toutesfois comme toutes choses s' amendent, voyant le monde par un jugement plus delicat tels mots proferez avec toutes leurs lettres estre un peu trop rudes au son des aureilles, on reforma au long aller cette grossiere façon de parler en une plus douce, & au lieu d' Escripre, Eschole, Establir, Temps, Corps, Aspre, douls, outre, mout, Loup, avec prononciation de chaque lettre, & element, l' on s' accoustuma de dire, école, etablir, Tans, Cors, âpre, doux, outre, mout, Lou: vray que tousjours est demeuré l' ancien son en ces mots Espece, & Esperer, mais peut estre que quelque jour viendront-ils au rang des autres, aussi bien que de nostre temps ce mot d' honneste (auquel en ma jeunesse j' ay veu prononcer la lettre de S,) s' est maintenant tourné en un E, fort long. Ainsi se changea cette aspreté qui resultoit du concours & heurt des consonantes, toutesfois parce que l' escriture n' offençoit point les aureilles, elle demeura tousjours en son entier, prenant la prononciation autre ply: & delà à mon jugement voyons nous l' escriture ne se rapporter à la prononciation. Chose qui a excité grandement quelques notables esprits du commencement du regne du Roy Henry II. Car comme ainsi soit que le temps eust lors produit une pepiniere de braves Poëtes, aussi chacun diversement prit cette querelle en main, les aucuns estans pour le party qu' il falloit du tout accorder l' escriture au parler, s' y rendans mesmement extremes. Les autres nageans entre deux eaux, voulurent apporter quelque mediocrité entre les deux extremitez. Ce nonobstant apres plusieurs tracassemens, en fin encores est on retourné à nostre vieille coustume, fors que de quelques paroles on en a osté les consonantes trop esloignees de la prononciation, comme la lettre de P, des mots de Temps, Corps, & Escripre, ayant en cecy pratiqué ce que Ciceron disoit en son Orateur, qu' il avoit laissé l' usage de parler au peuple, & s' en estoit reservé la science. Question certes qui n' est pas à negliger, & sur laquelle je me donnay carriere en une Epistre que j' escrivois à feu Monsieur Ramus, qui est au second livre de mes Lettres. Quintilian au chap. 13. du second livre de ses Institutions Oratoires parlant des anciens Romains. Peut-estre (dit-il) parloient-ils, tout ainsi comme ils escrivoient. Qui monstre que de son temps, on en usoit autrement. Maintenant il me suffit d' avoir discouru dont est provenuë la diversité qui se trouve en nostre langue entre le Parler & l' Orthographe.

7. 15. Vers François tant rapportez que retournez. Fin du septiesme Livre des Recherches.

Vers François tant rapportez que retournez.

CHAPITRE XV.

Encore ne veux-je oublier ce beau distique rapporté, qui fut fait sur les œuvres de Virgile.

Pastor, arator, eques, pavi, colui, superavi

Capras, rus, hostes, fronde, ligone, manu.

Et d' autant que ce distique, par un ordre de paroles, se rapporte au premier plant du sens projetté par l' Autheur, nous appellasmes en nostre vulgaire, telle maniere de vers Rapportez: esquels je ne trouve point que les autres ayent donné depuis quelque touche en la langue Latine, à propos, ores qu' ils l' ayent voulu faire. Tellement que je le puis presque dire avoir esté l' unique entre les anciens. 

Mais en nostre France, nous ne sommes voulus demeurer courts, singulierement de nostre temps. Je le dis ainsi, parce que nos devanciers François n' en sçavoient aucunement l' usage. Le premier des nostres qui à bonnes enseignes nous en ouvrit la porte fut Estienne Jodelle, en ces deux vers de traict plus admirables, que non seulement il les fit Rapportez, mais mesurer à la Grecque & à la Romaine.

Phoebus, Amour, Cypris, veut sauver, nourrir & orner,

Ton vers, cœur & chefs d' ombre, de flamme, de fleurs.

Moy mesme ay voulu depuis traduire en François le Pastor Latin, qui n' est pas œuvre sans espines.

Pastre, fermier, soldat, je pais, laboure, vains

Troupeaux, champs, ennemis, d' herbe, charruë, mains.

De fraische memoire, Jacques Faureau de Congnac jeune homme de grande promesse me fit present de ce Quatrain, auquel non content de l' avoir r'envié de 2. vers, il se voulut d' abondant joüer sur la rencontre des paroles par luy mises en œuvre.

La Mer, l' Amour, la Mort, embrasse, enflame, entame, 

La Nef, l' Amant, l' Humain, qui va, qui voit, qui vit,

Son flot, son feu; sa faux, rongne, ronge, rauit, 

Le cours, le cœur, le corps, à l' âge, à l' homme à l' ame. 

Joachim du Belay en ses premieres Amours qu' il voua à son Olive.

Face le Ciel quand il voudra reviure

Lisippe, Apelle, Homere, qui le pris

Ont emporté sur tous humains espris,

En la statuë, au tableau, & au livre.

Pour engraver, tirer, escrire, en cuivre,

Peinture, & vers, ce qu' en vous est compris, 

Si ne sçavroit leur ouvrage entrepris,

Cizeau, pinceau, ou la plume bien suivre. 

Voila pourquoy ne faut que je souhaite, 

De l' engraveur, du peintre, & du Poëte,

Marteau, couleur, ou ancre, ma maistresse.

L' art peut errer, la main faut, l' œil s' escarte,

De vos beautez, mon cœur soit donc sans cesse,

Le marbre seul, & la table, & la charte.

Estienne Jodelle qui pensoit rien ne luy estre impossible en quelque suject auquel il voulust diversifier son esprit, en feit un autre. La maistresse qu' il s' estoit donnée portoit le nom de Diane, que les anciens Poëtes disoient estre la Lune au ciel, Diane dedans les forests & Proserpine aux enfers. Sur ces trois puissances, voicy le second Sonnet de ses Amours.

Des astres, des forests, & d' Acheron l' honneur, 

Diane au monde haut, moyen, & bas preside, 

Et ses chevaux, ses chiens, ses Eumenides guide, 

Pour esclairer, chasser, donner mort & horreur. 

Tel est le lustre grand, la chace, & la frayeur

Qu' on sent sous ta beauté, claire, prompte, homicide, 

Que le haut Jupiter, Phebus, & Pluton cuide, 

Son foudre moins porter, son arc, & sa terreur. 

Ta beauté par ses raiz, par son ret, par la crainte, 

Rend l' ame esprise, prise, & au martyre estreinte,

Luy moy, pren moy, tien moy, mais helas ne me pers 

Des flambeaux forts, & griefs feux, filets & encombres: 

Lune, Diane, Hecate, aux Cieux, terre, & enfers, 

Ornant, questant, gesnant, nos Dieux, nous, & nos umbres

Le Sonnet de du Bellay est vrayement d' une belle parure, pour monstrer par un certain ordre, que les beautez de sa Maistresse tant de corps, que d' esprit, ne pouvoient estre assez dignement representées par ces trois grands personnages, dont le premier estoit le parangon en l' imagerie, le second en la peinture, & le dernier en la Poësie: toutesfois ce Sonnet est entrecoupé de vers qui ne se raportent ainsi qu' il est requis en ce subject. Et quant à celuy de Jodelle, s' il vous plaist le considerer, vous y trouverez chaque vers porter de son lez, la rencontre de la Lune, Diane, & Hecate par tiers, toutesfois les voulant reprendre, & enfiler de la longueur du Sonnet, & vers pour vers, & mot pour mot, vous n' y trouverez pas le sens complet que desirez. C' est pourquoy Estienne Pasquier mon petit fils, s' est estudié de supleer ce defaut, au moins mal qu' il luy a esté possible, & si je ne m' abuze fort à propos.

O Amour, ô penser, ô Desir plein de flame,

Ton trait, ton faux object, ta rigueur que je sens, 

Me blesse, me nourrit, conduit mes jeunes ans 

A la mort, aux douleurs, au profond d' une lame. 

Injuste Amour, Penser, Desir cours à Madame, 

Porte luy, loge luy, fay voir comme presens, 

A son cœur, en l' esprit, à ses yeux meurtrissans, 

Le mesme trait, mes pleurs, les feux que j' ay dans l' ame. 

Force, fay consentir, contrain sa resistance, 

Sa beauté, son desdain, & sa fiere constance, 

A plaindre, à souspirer, à soulager mes vœux, 

Les tourmens, les sanglots, & les cruels suplices,

Que j' ay, que je chery, que je tiens pour delices, 

En aimant, en pensant, en desirant son mieux. 

Et parce que ce Sonnet est le premier des nostres, qui represente de son lez, & de son long, permettez moy que je le vous decouppe par forme d' une Anatomie.

O Amour - O penser - O Desir plein de flame,

Ton trait - Ton fol appas  - La rigueur que je sens,

Me blesse - Me nourrit - Conduit mes jeunes ans

A la mort - Aux douleurs - Au profond d' une lame,

Injuste Amour - Penser - Desir cours à Madame,

Porte luy - Loge luy - Fay voir comme presens,

A son cœur - En l' esprit - A ses yeux meurtrissans,

Le mesme trait - Mes pleurs - Les feux que j' ay dans l' ame:

Force - Fay consentir - Contrain sa resistance,

Sa beauté - Son desdain - Et sa fiere constance,

A plaindre - A souspirer - A soulager mes vœux,

Les tourmens - Les sanglots - Et les cruels suplices,

Que j' ay - Que je chery - Que je tiens pour delices, 

En aimant, - En pensant, - En desirant son mieux. 

Ny pour tout cela ne pensez pas que j' en estime nostre Poësie Françoise plus riche. Ce que je vous ay cy dessus deduit, est pour vous monstrer, que non seulement l' esprit du François, mais la langue, se peut transformer en autant d' objects, voire plus, que l' ancienne de Rome, & soubs un titre non moins bon, comme je vous feray paroir, par ce que je vous diray cy apres. Car ne pensez pas qu' ez vers qui se retournent lettre pour lettre, nous ne puissions faire en nostre langue ce que les Latins ne firent anciennement en la leur, c' est à dire y trouver du sens, & au cours commun du vers, & à son envers. Ainsi le voy-je avoir esté pratiqué par Monsieur Dallé Conseiller du Roy, & Maistre des Comptes, à Paris, admirable en toutes gentillesses d' esprit.

Un a un, elle nu a nu. 

Vers auquel vous trouverez un sens accomply, de quelque façon que le tourniez. Car en somme c' est un Amant timide, qui desire gouverner sa maistresse seul a seul, & elle plus hardie veut que ce soit nu à nu. Le Comte de Chasteauneuf m' a envoyé ces deux autres.

Elle difama ma fidelle, 

C' est une Damoiselle aimee, qui s' estant confiee de ses Amours à une autre, avroit esté par elle malheureusement diffamee, dont son serviteur se plaint.

A reveler mon nom, mon nom relevera. 

Voulant dire que revelant, & mettant son nom en lumiere ii le relevera de l' oubly envers une posterité, & à la suite Favereau dont je vous ay cy dessus parlé, par une belle jalouzie d' esprit feit cettuy cy. 

L' ame des uns jamais n' use de mal. 

Il ne faut pas grand truchement pour interpreter cettuy cy, non plus que les trois autres, & à tant on peut voir de combien ils passent les premiers Latins, recitez par Sidonius Apollinaris. Le Seigneur de la Croix Marron, Gentilhomme Angoulmoisin mien amy, ayant veu une partie de nos vers retrogrades Latins, & François, lisant mes Recherches, m' envoya trois Quatrains parlant de l' Eucharistie qui se trouve au Sacrement de l' Autel, dont je vous feray part de ces quatre vers.

O mystere sacré, ô saincte Antipathie,

De l' Eglise (l' Espouse au Roy fils de David,)

Mon ame fut rauie alors que dans l' Hostie, 

DIEV ELLE VEID RENGE, REGNER DIEV ELLE VEID.

Je me mettrois volontiers de la partie, pour vous estaler un autre vers de ma boutique, dedans lequel par maniere de passetemps, outre la rencontre des lettres, j' ay fait entrer deux sens contraires approchans de ces deux Adages. Homo homini Deus: Homo homini Lupus. Jamais conjoint avecques l' affirmative, signifie un Tousjours, avecques la negative un Oncques: ce mot de A, est tantost verbe, tantost conjonction, par exemple, Je seray à jamais vostre serviteur, cela veut dire A tousjours. Je ne feus à jamais vostre serviteur c' est à dire, Je ne le feus oncques. Item il a esté à luy, le premier a est un verbe, le second a est une conjonction. Cecy en brief presupposé voyons quel est mon vers, non sur l' Orthographe Françoise, qui est autre qu' on ne prononce, ains sur nostre commune prononciation.

L' un a jamais esté à l' un, 

Nul a esté jamais à nul. 

Qui est autant que si vous disiez, l' un a tousjours esté à l' un, nul a esté oncques à nul. Marchandise que je ne vous pleuvy pour bonne, ains me suffit que j' aye le premier ozé (ce qui n' avoit jamais esté) je ne diray essayé, ains pourpensé en Latin, & moins en François. C' est un premier coup d' essay, qui pourra occasionner ceux qui avront plus de loisir, & esprit que moy, de mieux faire.

Tout ce que j' ay deduit cy dessus, est pour vous monstrer que si nostre langue n' a le dessus en ce subject, pour le moins elle va du pair avecques la Latine. Ce que je n' oze bonnement dire és vers que voudrions tourner mot pour mot, c' est où il semble que perdions le pied; l' ordre, & structure ordinaire de nostre langage l' empesche, ainsi que pourrez voir par ce Huitain qui est de mon creu.

Ton ris, non ton caquet, ta beauté, non ton fard, 

Ton œil, non ton venin, ta faveur non tes las, 

Ton accueil, non ton art, tes traits, non tes appas, 

Surpris, & nauré m' ont le cœur de part en part 

Cuisant, ains doux attrait, port lourd, ains gratieux, 

Mon malheur, ains mon bien, mon glas, ains ô ma flame, 

De mon cœur, de mon tout, de moy, & de mon ame, 

Un present je veux faire à toy, & non aux Cieux.

Retournez ces huit vers de la fin jusques au commencement vous y trouverez le contraire, mais avecques une contrainte telle que je pense toute autre chose qui se trouve au Latin pouvoir passer par l' alambic de nostre vulgaire, fors cette maniere de vers retournez, ainsi que pourrez voir par la rencontre de ceux cy.

Aux Cieux, & non a toy, je veux faire un present,

De mon ame, de moy, de mon tout, de mon cœur, 

O ma flame, ains mon glas, mon bien, ains mon malheur, 

Gratieux, ains lourd port, atrait doux, ains cuisant, 

De part en part le cœur m' ont nauré & surpris, 

Tes appas, non tes traits, ton art, non ton accueil, 

Tes laz, non ta faveur, ton venin, non ton œil, 

Ton fard, non ta beauté, ton caquet, non ton ris. 

Cela s' appelle vouloir aucunement estre singe, mais non representer au vif le Latin. Remy Belleau me communiqua autresfois trois Sonnets qu' il avoit tracez sur ce modelle, toutesfois ne les trouvant aujourd'huy dedans ses œuvres cela me fait juger qu' il les condamna, & neantmoins comme rien ne nous est impossible en nostre Vulgaire, quand le sçavons bien mesnager, encores y trouverez vous place pour eux, voire à meilleures enseignes, que les deux distiques qui nous furent baillez pour exemples, par Diomedes, & Sidonius, contenans un subject sans subject. Les anciens Academiciens establissoient leur bien souverain sur trois manieres de biens, de l' Esprit, du corps, & de la fortune; opinion qui n' estoit pas trop lourde, ny peu sage mondaine, lequelle j' ay voulu vous representer par cette couplet de vers. 

Avoir tu veux bien souverain, 

Sçavoir, vertu, Chasteaux, corps sain. 

Tournez les, vous y trouverez le mesme, qui est besongner à l' Antique. Sain corps, chasteaux, vertu, sçavoir, 

Souverain bien veux tu avoir. 

Et encores dés pieça je rendis ou imitay de bien pres les deux vers de Philelphe laus tua, non tua fraus.

Bienfait, non dol, loz non faveur, 

Fait t' ont donner tresgrand honneur, 

Honneur tresgrand donner t' ont fait, 

Faveurs, non loz, dol, non bienfait.

Tant y a que combien que ce ne soit sans peine & travail, toutesfois vous voyez que nostre vulgaire n' en est incapable, non plus que le Latin, sur lequel nous l' avons renvié d' un point, ayant d' abondant introduit des vers couppez, lesquels recitez de leur long, portent un sens, & couppez, un contresens. De quelle façon est ce mien quatrain.

Je ne sçavrois Maistresse vous haïr, 

Vous embrasser, c' est le bien où j' aspire, 

Mais je voudrois, vous embrassant, joüir, 

Vous delaisser j' y trouverois du pire. 

Je ne sçavrois Maistresse vous haïr, 

Vous embrasser, C' est le bien où j' aspire,

Mais je voudrois, Vous embrassant, joüir,

Vous delaisser,         J' y trouverois du pire.

Je vous ay servy de ces jeux Latins, & François, non que je ne trouve bon que nostre Poëte s' y amuse (car en ce subject qui moins en fait, mieux il fait) ains affin que chacun cognoisse que si en la langue Latine quelques uns ne furent depourveuz de tels passetemps aussi ne le sommes nous en la nostre, & desire que le lecteur prenne ce Chapitre, & le precedant de moy, comme une grotesque entre les tapisseries: & neantmoins encores ne me puis-je taire, m' estant embarassé dedans ces broüilleries. Car quelquesfois nous entons sur des vers Latins, des paroles Françoises, & y a aux uns, & aux autres du sens. Ainsi voyons nous aux Quantitez de Mathurin Cordier ce vers.

Iliades curae quae mala corde serunt, 

Il y a des curez, qui mal accordez seront.

Vers que j' ay voulu imiter par ce Distique. Je l' adresse à un nommé Charles, homme qui prenoit plaisir de broüiller le public, mais en ses affaires domestiques estoit timide le possible, qui me sembloit n' estre par viure.

Tu, tu Carle moues tot, tantos, saeua rependens,

Et tam Carle time, eïa age tu ne peris?

Tu', tu' Car; le mauvais tost, tantost se va rependant. 

Et tant Carle t' y mets, & ia agé tu ne peris.

Mestier toutesfois dont je me mocque, & auquel qui moins en fait, mieux il fait.


Fin du septiesme Livre des Recherches.

viernes, 28 de julio de 2023

7. 14. Des vers Latins retournez, & comme les François de nostre temps ont emporté en cecy le devant des anciens.

Des vers Latins retournez, & comme les François de nostre temps ont emporté en cecy le devant des anciens.

CHAPITRE XIV.

Je veux sur ce sujet discourir plus que nul autre n' a fait par le passé: Quoy faisant, paravanture la façon passera l' estoffe, & me feray-je tort à moy-mesme espinochant sur ces pointilles. Diomede au 3. Livre de sa Grammaire, appelle cette engeance de vers Reciprocos, Sidonius Apollinaris, Evesque de Clairmont en Auvergne, au 9. de ses Epistres, Recurrentes, nostre Estienne Tabourot, Retrogrades, dedans ses Bigarrures: Et moy je les veux nommer Retournez. Desquels il y a deux especes, les uns qui se tournent lettre pour lettre, & les autres mot pour mot. De la premiere Sidonius nous en a representez trois. 

Roma tibi subito, motibus ibit amor, 

Si bene te tua laus taxat, sua laute tenebis 

Sole medere pede, ede perede melos. 

Il y en a encore un autre ancien qui court par nos mains.

Signa te signa temere me tangis & angis. 

Esquels 4. vers se trouvent mesmes paroles par l' envers, comme à l' endroict, mais non aucun sens: hors-mis que pour y en trouver au dernier, quelques gausseurs font parler le diable, lequel portant en l' air sur son eschine un Chrestien, luy conseille de faire le signe de la Croix, a fin que ce luy fust sujet de le precipiter du haut en bas.

Et neantmoins ne pensez pas que la langue Latine ne soit capable de recevoir sens en telle maniere de vers: ainsi le verrez vous par cestuy, dont Messire Honoré d' Urfé Comte de Chasteau-neuf m' a fait part, Seigneur qui par un bel entrelas, sçait mester les bonnes lettres avec les armes.

Robur aue tenet, & te tenet Eua rubor. 

Qui est à dire que Eva avoit esté la premiere honte de nostre malheur, & Ave la premiere force de nostre restablissement. Symbolizant en cecy avec ce bel hymne de nostre Eglise, chantant que la Salutation Angelique pour nous sauver, changea ce fascheux nom d' Eva, en celuy d' Ave. Ce vers est une meditation spirituelle pour le salut de nos ames: Celuy que je vous reciteray cy-apres, sera une meditation temporelle pour la guerison de nos corps; auquel un sage medecin promet tout doux traitement à son malade, moyennant que pendant sa fievre il se vueille abstenir de trop boire.

Mitis ero, retine leniter ore sitim. 

Dont Nicolas Borbonius, que j' estime l' un des premiers Poëtes Latins de nostre temps, & de nostre France, m' a fait present. L' un & l' autre vers, quelques jours apres par moy monstrez à Pierre Reignol jeune Advocat plein de doctrine, & digne d' une grande fortune, me promist d' en faire non un, ains deux, ausquels y avroit accomplissement de sens. Et comme je m' en fusse mocqué, estimant que ce fust une rodomontade d' esprit, ou un Parturient montes d' Horace, toutes-fois quelque temps apres il me vint saluër de ce distique, que je trouvay admirable, apres l' avoir digeré, sur l' explication qu' il m' en fit.

Nemo *grec tetigit: tax attigit, & *grec, omen,

Ore feris animos, omina si refero.

Vous me trouverez d' un grand loisir, voulant deschifrer ce Distique, toutes-fois parce qu' en cette petite piece il y va de l' honneur de nostre France, pour monstrer ce que le François peut, és choses esquelles il tourne son entendement, je vous prie m' excuser, & n' estimer que je pedentise, si je fais un petit commentaire sur ces deux vers. Omen (en Latin) est augurium, & futurae rei enunciatio, ore hominis, quasi divino furore perciti. Tax est sonitus quem facit percußio. Et en cette signification, Plaute en sa Comedie de Persa en usa. Mot qui nous est autant naturel qu' au Romain, quand faisant joüer le marteau de nos portes, nous disons pour la rencontre du son, qu' il fait Tactac. Ces deux paroles de cette façon expliquees, ce jeune homme par forme d' un court Dialogue, introduit deux entreparleurs, dont le premier en ces mots, Nemo *grec tetigit omen, dit que le sage homme n' avoit jamais touché aux fantasques predictions des choses futures, comme estans une vraye folie: Et l' autre de contraire advis, respond brusquement, voire par une hyperbole, en ces mots, Tax attigit & *grec omen: voulant dire que non seulement le sage y avoit atouché, par la voix de l' homme inspiré d' une fureur, mais aussi le son d' un Tactac le luy pouvoit donner à entendre, & tout suivamment adjouste ce Pentametre.

Ore feris animos, omina si refero.

Tu me guerroyes de paroles, quand je soustien cette opinion de prediction. Et combien que je ne face grand estat de cette denree, toutes-fois comme je ne laisse aisément passer les occasions, lors qu' elles se presentent aussi depuis quelques jours en ça, me trouvant en une compagnie, où un personnage d' honneur portoit le surnom de Souriz, où sur la rencontre de ce mot ayant esté attaqué par quelque gausseur, je pris pour le mocqué sa defense, remonstrant que si en Latin il portoit le nom d' une bestiole, Sum Mus, on en pouvoit faire un Summus: Qui estoit d' un petit, faire un bien grand personnage. Et comme cette parole me fut à l' impourveu tombee de la bouche, aussi tost que je fus retourné en ma maison, sans grandement marchander avec ma plume je fis ce vers.

Sum Mus ore, sed is Sum Mus, si des ero Summus.

Vers paravanture champignon d' esprit, qui doit prendre fin du jour de sa naissance, dedans lequel toutes-fois vous trouverez non seulement un sens accomply, ains un contre-sens du petit au grand, sans aucun changement en la suitte des lettres, quand de ces deux mots Sum Mus, sur le commencement du vers, vous en faites un Summus en un mot vers la fin, & derechef voulant retourner le vers de ce Summus vous faites Sum Mus: & semblablement de Sum Mus premier mot un Summus. Et pour vous monstrer que le François est inimitable en matiere d' imitation, voire qu' il fait à ceux la leçon qu' il veut imiter, je vous diray que le 14. de Mars l' an 1574. un jeune Advocat Provençal, nommé André Mestrail, m' estant venu visiter, me dit qu' ayant leu mes Recherches, & signamment l' un des Chapitres du 6. Livre, cela avroit en luy excité un nouveau desir de braver toute l' ancienneté. Et de fait me fit present d' un petit Poëme de 54. vers Latins, tous retrogrades, qu' il avoit fait nouvellement imprimer, le tout comme un Roma tibi subitò, & au dessous un sien commentaire, pour monstrer qu' ils estoient intelligibles. Oeuvre peut estre aucunement ingrat d' un costé, mais grandement miraculeux d' un autre: Et je serois plus ingrat envers sa memoire, puis qu' il avoit esté induit à ce faire par ce qu' il avoit veu de moy, si je n' en faisois icy une honneste commemoration. 

Il s' estudia par un commentaire qui est au dessous, de monstrer qu' en toute cette suite de vers, il y a quelque sens. Chose dont je ne veux estre garend. Mais soit qu' il y en ait ou non, tant y a que ce sont 54. vers retrogrades, qui contrecarrent à bon escient les 4. de l' ancienneté. Toutes-fois comme ce Poëme est plein d' uns & autres Epigrammes, aussi y trouverez vous l' Epitaphe de nostre Roy Henry le Grand, que l' Autheur introduit parlant. Duquel je me contenteray de vous faire part du premier distique, que j' employe pour tout le tombeau, comme portant un sens bel & accomply.

Arca serenum me gere Regem (munere sacra)

Solem, aulas, animos, omnia salva, melos.

Discours que j' ay pris plaisir de vous mettre en son jour, non seulement en faveur de nostre France, mais aussi pour vous monstrer que s' il y a eu faute de sens aux quatre premiers vers Latins anciens, elle proceda des ouvriers, & non de la langue qu' ils mirent en œuvre, je veux dire de la langue Latine. Et suis cependant tres-glorieux, que non seulement nos François ayent de nostre temps fait sur ce sujet, honte à l' ancienneté, mais aussi que par hazard j' en aye esté aucunement le premier promoteur. Bien sçay-je qu' en cecy il y a plus de curiosité, que d' estude: mais si les anciens, voire un Evesque de marque, ne desdaignerent d' en faire estat par leurs livres, pourquoy ne le renvierons nous sur eux? Voila ce qui concerne les vers Latins, qui se retournent lettre pour lettre. Car quant à ceux qui se tournent mot pour mot, Diomede nous tesmoigne que l' usage en fut introduit de son temps, & remarque ces deux-cy, qui furent comme je croy de sa forge.

Veliuolis mare pes, fidentes tramite tranant, 

Caerula verrentes sic freta Nereïdes.

Et Sidonius Apollinaris ces deux autres.

Praecipiti modo quod decurrit tramite flumen

Tempore consumptum iam cito deficiet. 

Et estoit tombé en ce mesme accessoire Virgile long temps auparavant sans y penser au premier de son Aeneide.

Musa mihi caussas memora quo numine laesus, 

Laesus numine quo, memora caussas mihi musa. 

Et combien que Diomede, & Sidonius eussent mis leurs deux distiques sur la monstre, les estimans dignes d' estre veus, toutes-fois je n' y trouve pas grande grace. Ceux qui par une longue trainee des ans leur succederent, y apporterent bien plus de façon, & plus belle. Parce que faisans parler le courant du vers d' un sens, ils firent parler le revers d' un contre-sens. Et le premier qui joüa ce personnage fut François Philelphe, dedans ses Epistres, voulant depeindre de ses couleurs, un grand Prelat qui luy desplaisoit. 

Laus tua, non tua fraus, virtus, non copia rerum,

Scandere te fecit, hoc decus eximium. 

Tournez ce distique vous y trouverez le contraire. 

Eximium decus hoc fecit te scandere rerum 

Copia, non virtus, fraus tua, non tua laus. 

Jeu qui a grandement depuis provigné: Et nommément de nostre aage, nostre Joachim du Bellay, dedans ses Epigrammes Latins, y rencontra tres-heureusement. Nous avions lors deux grands ennemis, le Pape Jules le tiers, & l' Empereur Charles cinquiesme: & à la suite de luy Ferdinand son frere Roy des Romains, lesquels il voulut diversement gratifier de ces trois distiques.

Ad Iulium tertium, Pontificem Maximum. 

Pontifici sua sint divino numine tuta

Culmina, nec montes hos petat omnipotens. 

Ad Carolum quintum Caesarem.

Caesareum tibi sit foelici sydere nomen,

Carole, nec fatum sit tibi Caesareum.

Ad Ferdinandum Romanorum Regem.

Romulidum, bone Rex, magno sis Caesare Maior

Nomine, nec fatis aut minor Imperio.

Plus hardy est celuy que j' ay mis au sixiesme livre de mes Epigrammes, en un vers qui en fait deux, l' un Exametre, l' autre Pentametre. Car je fais parler le Catholique par cet Exametre.

Patrum dicta probo, nec sacris belligerabo.

Et le Huguenot par le Pentametre retourne, & retrouve dedans l' Exametre.

Belligerabo sacris, nec probo dicta Patrum.

Encore n' ay-je esté content de cestuy. Car au 2. Livre, je fis cet Epigramme en haine d' une paix fourree qui avoit esté par nous faite.

Mens bona, non nova fraus, pietas, non aulica fecit

Curia, id edictum Rex bone, pacificum; 

Plebs pia, non fera lex poterit, nunc vivere tecum,

Crescere, non labi, vis puto, sordidulè. 

Imperium, Deus, hoc servas, non perdis, amore

Fervida fit, nec pax haec tegit insidias. 

Magnifice, tibi Rex, succedant omnia, nunquam

Praelia sint, imo pax tibi perpetuo.

Retournez cette Epigramme de la fin au commencement, vous y trouverez une suite continuelle de contrarietez de sens. Tout ce que j' ay cy dessus discouru est pour le regard des vers Latins retournez.