martes, 1 de agosto de 2023

8. 5. De ces mots de Dom, Dam, Vidame, Dame, Damoiselle, Damoiseau, Sire, Seigneur, Sieur.

De ces mots de Dom, Dam, Vidame, Dame, Damoiselle, Damoiseau, Sire, Seigneur, Sieur.

CHAPITRE V.

Puis que nostre langue est bastie sur les ruines de la Latine, je ne puis en discourant l' ancienneté d' icelle, que je ne Latinise aussi. Les anciens Romains du temps de leur liberté ne recognoissoient ce tiltre de parade, & flatterie qu' ils observerent depuis sous ce mot de Dominus, qui estce que nous appellons Sire, ou Seigneur: Mais parlans ou escrivans les uns aux autres, se salüoient & gouvernoient sous leurs propres noms. Ce qui estoit encore en essence apres que Jules Cesar eut reduit sous son authorité toute la grandeur de la Republique, ainsi que l' on peut recueillir des plaidoyez, que Ciceron fit devant luy, tant pour Marcellus, que pour Ligarius. La tyrannie s' estant depuis sa mort asseuree à meilleures enseignes dedans Rome, la flaterie des inferieurs qui vouloient s' accroistre par les bien-faits des Empereurs, s' y vint pareillement loger. De là est qu' un Comedien en plein Theatre appella Auguste son Seigneur, (cela se dit en Latin Dominus) & les spectateurs ayans jetté l' œil sur luy, le lendemain, par Edit il prohiba que l' on n' eust à le reblandir sous ce tiltre. Et Tibere son successeur se courrouça fort aigrement contre un homme qui l' avoit ainsi appellé, disant que ce luy estoit faire injure. Le premier Empereur des Romains, qui commanda par expres que l' on l' appellast Dominus, fut Calligula, si nous croyons à Sextus Aurelius Victor, ou bien Domitian, selon le rapport de Suetone, auquel à mon jugement il faut plus adjouster de foy qu' à l' autre. Le Poëte Martial du tout voüé à flatter la tyrannie, parlant de cet Empereur, l' appella Dominum, Deumque nostrum: Et se tourna cela depuis tellement en usage, que Pline second l' un des premiers Senateurs & Orateurs de son temps, escrivant à l' Empereur Trajan, qui fut surnommé le Bon, ne parle jamais à luy en tout le dixiesme de ses Epistres, que sous ce titre de Domine. Lampride celebre l' Empereur Alexandre Severe, de ce qu' il ne voulut estre qualifié de ce tiltre superbe. Or comme des grands on vient aux moyens, puis aux petits, cela mesme se pratiqua non seulement envers les Empereurs, mais aussi envers les Princes & Gentils-hommes, & à peu dire, à l' endroit du commun peuple, selon que les occasions se presentoient: Parce que quand Auguste defendit au peuple de ne le qualifier de ce glorieux nom de Dominus, il fit la mesme deffense à ses enfans, & encore ne voulut que parlans les uns aux autres ils n' en usassent: comme nous apprenons de Suetone: Et Seneque au I. livre de ses Epistres, en la 3. dit que de son temps quand on salüoit un homme, duquel on ne sçavoit le nom, on l' appelloit ordinairement Monsieur: Quomodo (dit-il) obvios si nomen non succurrit, dominos salutamus. Martial se joüant sur cette mesme rencontre, en un distique, se mocque de Cinna:

Quum voco te Dominum, volo tibi Cinna placere: 

Saepe etiam servum sic resaluto meum. 

Et en un autre endroit se mocquant des enfans, qui appelloient leurs peres Dominos:

Tum servum scis te genitum, blandéque fateris,

Quum dicis Dominum Sosibiane patrem.

Paulin escrivant à Ausone:

An tibi me Domine illustris si scribere sit mens.

Toutes façons de faire qui ont esté depuis transplantees chez nous sous les mots de Sire, & Seigneur, & Sieur, & encores avecques le progrez du temps sur cette maniere de parler qui fut tiree du mot de Dominus, on y en enta une autre, qui fut de ne parler aux Princes, ou grands Seigneurs par ces dictions de Tu, ou Vos, mais on y adjoustoit je ne sçay quelles qualitez puisees du vray fonds de la flaterie. Ainsi le trouverez vous és Epistres de Symmaque, esquelles escrivant à l' Empereur Theodose, ou Valentinian, il dit, Vestra aeternitas, vestrum numen, vestra perennitas, vestra clementia, vestrum aeternitatis numen. Qui est une forme d' idolatrie. Il n' est pas que les grands personnages n' en ayent aucunement usé. Ainsi le trouverez vous dans S. Gregoire, lequel escrivant à un Patriarche ou Archevesque dit, Vestra sanctitas, Vestra beatitudo, aux autres Evesques communément, Vestra fraternitas, aux Patrices de Gaule ou Italie, Vestra excellentia, Qualité dont on use encore envers les Ducs non souverains, tout ainsi que du mot d' Altesse emprunté de l' Espagnol envers les Ducs souverains.

Voila ce qui appartient à l' ancienneté de Rome, mais pour revenir à nostre Dominus, lors que la Barbarie commença de se loger dedans la langue Latine, nous fismes d' un Dominus, un Domnus: & en l' usage de ces deux mots, au regard de Dominus, ce fut une reigle generale entre les Chrestiens de l' approprier à nostre Seigneur en toutes les prieres & oraisons que nous faisions en l' Eglise: mais quant aux Seigneurs temporels, voire spirituels, nous les appellions ordinairement Domini, & quelques-fois Domni. Ainsi le voyez vous dedans nos Litanies. Ut Domnum Apostolicum & omnes Ecclesiasticos ordines in sancta religione conservare digneris. Qui est à dire, qu' il plaise à Dieu conserver en sa saincte Religion nostre S. Pere le Pape, & tous les autres Ordres Ecclesiastics. Ce Domnus masculin ne fut point enté en son entier sur les vulgaires, mais bien en fut fait un feminin, Donna, familier aux Italiens, Provençaux, Tholosans, Gascons, & nous en nostre langue Françoise fismes un mot de Dame. Car il est certain que le mot de Donna vient de Domina. Et au lieu de faire de Domnus un mot entier, nous le divisasmes en deux, & en fismes un Dom. De là vint qu' en nos anciens Romans, nous appellasmes Dom Chevalier, ce que nous dirions aujourd'huy, Sire Chevalier, ou Seigneur, & qu' en certains Monasteres (comme aux Chartreux) nous appellons Dams les Religieux qui sont constituez en dignitez par dessus les autres, mot qui symbolise avec celuy de Dom: car l' un & l' autre viennent du mot Domini. Chose en quoy toutes-fois semble y avoir plus d' obscurité pour le mot de Dam ou de Dame, ce neantmoins il n' en faut faire aucune doute. J' ay autres-fois trouvé en la Librairie du grand Roy François, qui estoit à Fontainebleau, une vieille traduction de la Bible, & nouveau Testament, où le Translateur parlant à Dieu, l' appelloit Dame-Diex, tout ainsi que l' Italien Domine Dio: Cela se peut encore mieux averer en ce mot de Vidame, qui de sa premiere institution estoit le Juge temporel des Eveschez & Colleges Ecclesiastics, que nos ancestres appellerent en Latin, Vicedominus. Sainct Gregoire en la 66. Epistre du neufiesme de ses Epistres se plaignant de Paschase Evesque, de ce qu' il n' avoit point de soin de faire rendre la justice à ses sujets, Volumus (dit-il) ut memoratus frater noster Paschasius, & Vicedominum sibi ordinet, & Maiorem domus, quatenus poßit vel hospitibus venientibus, vel caußis quae eveniunt, idoneus & paratus existere. C' estoit avoir un Vidame pour juger les causes, & un Maistre de l' Hostel Dieu pour recevoir les Pellerins. Du Vidame en cette signification vous trouverez estre faite mention expresse au 2. livre des loix de Louys le Debonnaire chapitre 28. & au Concil tenu à Maience en l' an 813. article 50. Omnibus Episcopis, Abbatibus, cunctoque Clero, omnino praecipimus, Vicedominos, Praepositos, Advocatos sive defensores bonos habere. Et Flodoart au 2. livre de son Histoire dit que Charlemagne delegua Walfarius Archevesque de Reims par toute la France, pour s' informer du devoir que les Evesques, Abbez & Abbesses rendoient à leurs charges, & qualem concordiam & amicitiam adinvicem agerent, & ut bonos & idoneos Vicedominos & Advocatos haberent, & undecumque fuisset, iustitias perficerent. Depuis tout ainsi que nos Rois firent de leurs Comtes Juges, des Vassaux, aussi firent le semblable, les Ecclesiastics de leurs Vidames: & de là est que nous voyons les Vidames de Chartres, d' Amiens, & Reims estre tres-riches & amples Seigneuries, que l' on releve des Evesques. Par ainsi il ne faut point douter que le mot de Dame anciennement en France estoit comme le Dominus Latin approprié aux hommes: Vray que le temps a voulu qu' il soit en fin abouty aux femmes seulement, tout ainsi que celuy de Donna aux Italiens. Et n' en sçavrois rendre autre raison, sinon que les femmes commandent naturellement aux hommes, nonobstant quelque superiorité que par nos loix nous nous soyons donnez sur elles.

Tout ainsi que de Dominus & Domina, on fit un Domnus & Domna, aussi fit on de ces deux-cy deux diminutifs Domnulus & Domnula. Salvian en une Epistre qu' il escrit sous le nom de Palladia à Hipatius & Quieta ses pere & mere. Aduoluor vestris (ô parentes charissimi) pedibus, illa ego vestra Palladia, vestra Gracula, vestra Domnula, cum qua his tot vocabulis quondam, indulgentißima pietate lusistis. Tout de cette mesme façon fismes nous en France, du mot de Dame deux diminutifs, l' un de Damoisel pour les hommes, & Damoiselle pour les femmes. Quant au Damoisel masculin, nous en usasmes quelques-fois pour Seigneur. Ainsi j' ay-je trouvé passant par Eclimont en la Bibliotheque de Messire Philippes Huraut Comte de Cheverny, & Chancelier de France, dans les Croniques de France de Philippes Mosque vieux Poëte François, où il dit que S. Louys estoit Damoisel de Flandres, voulant dire qu' il en estoit Seigneur souverain. Parole qui est encore en usage pour Messieurs de la Rochepot, que l' on appelle Damoiseaux de Commercy. Bien sçay-je que l' on en use encore d' un autre sens pour ceux qui sçavent courtiser de bonne grace les Dames, ou leur complaire. Ainsi fut appellé Amadis de Gaule en sa jeunesse, Damoisel de la mer, parce qu' ayant esté recous au berceau de la fureur de la mer, depuis croissant en aage, beauté & valeur, il estoit grandement agreable aux Dames. 

J' ay voulu toucher l' origine du mot de Dame, & de ce qui en depend, devant celuy de Sire, pour autant que mon opinion est que Dame vient de Dominus, sur lequel j' ay employé tout le commencement de ce chapitre. Car quant au mot de Sire que nos ancestres rapporterent aux Roys, quelques uns estiment qu' il prend sa source du Grec, & les autres de Herus Latin qui signifie Maistre. De cette opinion semble avoir esté Guillaume Budé, quand s' introduissant parler avec le grand Roy François sur le fait de la chasse, en sa Philologie, il l' appelle tousjours Here, comme s' il l' eust voulu appeller Sire en nostre langue. De ma part je ne fais aucune doute que nous ne l' ayons emprunté du Grec, non pas de la poussiere des escoles Gregeoises, ains des ceremonies de nostre Eglise, & voicy comment. Encores qu' és Pseaumes de David, S. Hierosme eust traduit ce S. mot de Jehova sous celuy de Dominus, qui n' estoit pas de petite estoffe aux Romains, comme j' ay deduit cy-dessus, si est-ce qu' és plus solemnelles prieres de nostre Eglise, mesmes au sacrifice de la Messe, nous loüons Dieu sous cette grande parole de Kyrie, qui signifie en Grec un Seigneur, mais Seigneur plein de certitude & justice: & c' est pourquoy par une noble Metaphore, on appelle en Grec les principes & propositions belles & indubitables *grec, ce que l' on dit autrement en Latin, Certas & receptas sententias: Et de fait nos anciens François parlans de Dieu, usoient ordinairement de ce mot de Sire, comme vous verrez au commencement de l' histoire de Villardoüin, où parlant des miracles que Dieu exerçoit par Foulques Curé de Nuilly sur Marne, dit ainsi, Nostre Sire fit mains miracles par luy, & Hugue de Bercy en sa Bible Guyot:

A hy beau Sire Diex comment

Seme preud'hom mauvaise graine.

Et dans le Roman de la Roze, Nature discourant avec Genius Archi-prestre de la puissance que Dieu luy avoit donnee.

Cestuy grand Sire tant me prise, 

Qu' il m' a pour sa Chambriere prise.

Marot dans sa traduction des 50. Pseaumes use tantost du mot de Sire, tantost de Seigneur; comme aussi faisons nous en nos oraisons.

Quant à moy je veux croire que le peuple estimant qu' un Roy estoit entre les hommes la plus expresse image de Dieu, & s' il faut qu' ainsi je le dise, un second Dieu en terre qui devoit estre, & pere, & Seigneur de ses sujets tout ensemble, le voulut aussi appeller Sire, & depuis comme les choses tombent en abus, les Princes, grands Seigneurs, & Chevaliers, qui approchoient de plus pres de ce grand Soleil, se firent aussi appeller Sires. Es Amours du Comte Thibaut de Champagne, du temps de S. Louys, il y a une chanson, où il introduit un Comte Philippes, qui luy fait plusieurs demandes:

Bons Rois Thiebaut Sire conseillez moy:

En ce vers il l' appelle Sire comme estant Roy de Navarre, & en deux couplets precedens il luy baille ce mesme tiltre comme simple Comte de Champagne, & de Brie.

Par Diex Sire de Champagne, & de Brie,

Je me suis moult d' un rien esmerveillé.

La forme que nous observons en cecy soit en parlant, soit en escrivant au Roy, est de mettre seulement le mot de Sire. Nos ancestres n' en userent pas tousjours ainsi par une reigle stable & infaillible. Le Roy Philippes de Valois ayant par lettres de Cachet commandé à Messieurs des Comptes de rechercher tous les dons qui avoient esté faicts à Louys Seigneur de Bourbon, ils luy rescrivirent par leurs premieres lettres en cette façon, Tres-cher, & tres-redouté Seigneur, vous nous avez mandé, &c. Et depuis ayans faict la recherche de ce que le Roy vouloit, ils firent une autre recharge de telle teneur. Tres-puissant, & redouté Seigneur, comme vous ayez mandé à nous les gens de vos Comptes. Qui monstre que parlans au Roy ils l' appelloyent tantost Sire, tantost Seigneur, je voy quelques anciennes familles en France, qui affecterent que le mot de Sire, tombast particulierement sur elles, comme le Sire de Pont, & le Sire de Montmorency, & specialement le Seigneur de Coussi, quand il estoit en essence: car il portoit en sa devise:

Je ne suis Roy, ny Prince aussi, 

Je suis le Sire de Coussy.

Mais voyez comme Dieu se moque de nos grandeurs: Ce Roy qui pour son excellence, & prerogative de dignité est par ses sujets appellé Sire, n' a peu empescher que ce mesme tiltre n' ait esté baillé aux simples marchands. Et de là est venu ce gaillard Epigramme de Clement Marot, où il appelle deux Marchands ses creanciers, Sire Michel, Sire Bonaventure.

Or tout ainsi que le mot de Sire approprié à Dieu par nos ancestres a esté communiqué à nos Rois, aussi avons nous employé en leur faveur le mot de Majesté, qui appartient proprement à nostre Dieu, & neantmoins il ne fut jamais que l' on ne parlast de la Majesté d' un Roy en un Royaume, tout ainsi que de celle d' un peuple en un Estat populaire. Verité est que nos peres en usoient avec une plus grande sobrieté que nous. Lisez les huict premiers livres d' Amadis de Gaule, où le Seigneur des Essars voulut representer sous un Perion de Gaule, & sa posterité, ce qui estoit de la vraye courtizanie, lisez le Palmerin d' Olive, vous ne trouverez point que ceux qui gouvernent les Rois usent de cette façon de parler, Vostre Majesté, &c. façon de parler toutesfois qui s' est tournee en tel usage au milieu de nos Courtisans, que non seulement parlans au Roy, mais aussi parlans de luy, ils ne couchent que de cette maniere de dire, Sa Majesté, a fait cecy, Sa Majesté a fait cela, ayans quitté le masculin. Usage qui commença de prendre son cours entre nous sous le regne de Henry second, au retour du traité de Paix que nous fismes avec l' Espagnol en l' an 1559. en l' Abbaye d' Orcan.

Un jour le feu sieur de Pibrac & moy tombans sur ce propos, & trouvans

cette nouvelle forme de parler, faire tort à nostre ancien usage, je luy envoyai ce sonnet.

Ne t' estonne Pibrac, si maintenant tu vois

Nostre France qui fut autresfois couronnée

De mille verds Lauriers, ores abandonnée

Ne servir que de fable aux peuples & aux Roys.

Le malheur de ce siecle a eschangé nos lois:

Cette masle vertu, qui jadis estoit née

Dés le bers avec nous, s' est toute effeminée,

Ne nous restant pour tout que le nom du François.

Nos peres honoroient le nom du Roy sur tous,

Ce grand nom, mais depuis la sottie de nous,

Ainçois du Courtisan l' a fait tourner en roüille, 

On ne parle en la Cour que de sa Majesté,

Elle va, elle vient, elle est, ell' a esté,

N' est-ce faire tomber la Couronne en quenoüille?

Belle chose & bien-seante à un subject parlant à son Roy de l' honorer de ce Sainct nom de Majesté, mais en son absence de rapporter toutes ses actions à ce mot, & tourner le masculin en un feminin, nos ancestres n' en userent de cette façon, & m' asseure qu' ils ne respectoient avec moindre devotion, leus Roys, que nous. Et neantmoins je vous diray cecy en passant, car ailleurs ne trouveray-je lieu plus à propos pour le dire. Dedans le registre des lettres de Sainct Gregoire j' en trouve neuf diversement par luy envoyees ores à la Royne Brunehault, ores à Childeric son fils, Roy d' Austrasie, & de Bourgongne, ores aux Roys Theodebert, & Theodoric enfans de luy, par toutes lesquelles il ne parle à eux que soubs ce mot d' Excellence: vostre excellence a fait ouyr, fera cela. Or voyez comme les choses se sont changees avec le temps: car cette parole s' employe par quelques uns en faveur des Ducs qui ne sont Souverains, Altesse pour les Ducs souverains & finalement la Majesté pour les Rois. Reste maintenant à parler du mot de Seigneur: car quant à celuy de Sieur il est abregé de l' autre. Jamais ne fut qu' en une Republique bien ordonnee, on n' ait appellé les personnes anciennes aux premieres dignitez de la Republique. De cela il y a tant d' exemples, que ce ne seroit que remplissage de papier de les reciter. Il est certain que le mot de Seigneur vient de Senior, qu' on appella en nostre vieux François Seignor, & depuis Seigneur. En toute l' histoire de Gregoire de Tours vous verrez estre faite mention de ces Seigneurs, qu' il appelle tantost Seniores, tantost Maiores natu. Chose qui se voit nommément au 7. livre, chap. 32. & dans Aimoin, livre 4. chap. 28. & 32. en l' un desquels ceux qu' il nomme Primores Vasconiae, il les appelle en l' autre Seniores. Or sous cette premiere lignee de nos Roys, il ne faut point faire de doute, que le mot de Seigneur ne signifioit celuy qui estoit maistre ou proprietaire d' un lieu, ains seulement celuy qui estoit appellé aux premiers degrez & dignitez du Royaume: mais sous la seconde nous l' estendismes aux proprietaires de terres & maisons, & commença l' on aussi dés lors à l' employer en matiere des Nobles, comme quand nous disons un Seigneur qui a soubs soy quelques vassaux ou subjects. Au 3. livre des Loix de Charlemagne & Louys le Debonnaire art. 24. Ut nullus comparet Caballum, bovem & iumenta, vel alia, nisi illum hominem cognoscat, qui eum vendit, aut de quo pago est, aut ubi manet, aut qui ei est Senior: C' est a dire celuy qui estoit son Seigneur. Et au 4. livre art. 24. Quicumque liber homo inventus fuerit anno praesente, cum Seniore suo in hoste non fuisse, plenum Heribannum persolvere cogatur, & si Senior, aut Comes eum domi dimiserit, ipse pro eo eundem Heribannum persolvat, & Heribanni ab eo tot petantur, quot homines dimisit. De là est venu que l' on adapte specialement le mot de Seigneur aux terres nobles, que nous appellons feodales & seigneuriales, encores que je sçache bien que nous en usons pour les autres heritages de quelque qualité qu' ils soient, quand ils nous appartiennent en proprieté. Tellement que le mot de Seigneur va tantost à l' honneur, tantost au profit. Au demeurant, la difference dont nous usons entre Monseigneur, & Monsieur, nous employons le premier à personnages qui tiennent grand rang, & auctorité dessus nous, & le second, à gens d' honneste qualité, mais que nous ne pensons point tenir plus de rang que nous. Ce qui ne fut pas observé tousjours par nos anciens. Car dedans les Memoriaux de la Chambre des Comptes de Paris, je trouve une lettre du vingtseptiesme Novembre 1339. de Jean de sainct Just Maistre des Comptes, qu' il escrivoit au Chancelier sur quelque obscurité qui concernoit la dignité de la Chambre, dont le commencement est tel: Monsieur le Chancelier, comme vous ayez commandé à moy Jean de sainct Just. Et en une des lettres de la chambre du Roy Philippes de Valois parlant du Roy decedé, on l' appelle Monsieur le Roy. Si nous avions maintenant à parler en trosiesme personne des Princes, nous nous donnerions bien garde d' user de ce mot de Monsieur, & encores moins, parlans du Roy, lequel n' est jamais appellé Monsieur, que par ses freres & sœurs, ou en ligne collaterale par celuy qui est le plus proche de la Couronne au dessous de luy. Encores mettons nous en usage ce mot de Monsieur pour les Princes d' une façon particuliere. Car jamais nous n' appellons un Prince Monsieur, cela est pour le commun des gens de marque: Mais si nous les appellons par leurs propres noms, nous en usons en cette façon, François Monsieur Duc d' Alençon, Henry Monsieur, Prince de Condé. De dire dont cela a pris sa source, un autre que moy le trouvera. Cela n' estoit pas en usage sous le regne de Philippes de Valois: Parce qu' en la seconde lettre que la Chambre luy escrivit, dont j' ay cy dessus fait mention, parlant du Duc de Bourbon, Messieurs des Comptes l' appellent Monsieur Louys de Bourbon. Les Italiens font beaucoup meilleur marché que nous de ce mot de Seigneurie: Car tout ainsi que l' Espagnol met en usage vostre Merce presque en toute occurrence de propos, aussi faict le semblable l' Italien le mot de vostre Seigneurie. Arioste en une sienne Satyre attribue cela aux Espagnols, depuis qu' ils s' estoient habituez en Italie:

Dapoi che l' adulatione Spagnuola,

A posto la Seignoria in burdello.

Bien vous puis-je dire qu' en tout le Decameron de Boccace, où l' on recueille les vrayes fleurs de la Langue Italienne, vous n' y trouverez que deux fois cette façon de parler, dont ils sont aujourd'huy si prodigues. D' une chose me puis-je plaindre, aussi bien que Martial faisoit à Sosibian, qu' il n' y a presque Gentilhomme de la France, qui ne pensast avoir faict tort à sa noblesse, s' il n' estoit appellé par ses enfans, Monsieur, au lieu de ce doux nom de Pere.

8. 4. Vous, Tu.

Dont vient qu' en nostre langue Françoise parlans à gens de plus grande qualité que nous, on use du mot de Vous pour Tu, & au menu peuple du mot de Tu pour Vous.

CHAPITRE IV.

Quintilian au second Livre de ses Institutions Oratoires fait cette question: Illud eruditis quaeritur, an in singulis quoque verbis poßit fieri solecismus, ut si unum quis ad se vocans, dicat, Venite. Si cela estoit lors une faute en la Grammaire des Romains, & que nous rapportassions la nostre à leur pied, nous baillerions de beaux soufflets à un Priscian François. Car nostre commun usage est, parlant à un seul homme d' user de ce mot de Vous, specialement quand il est de quelque qualité: Encore y a-il une autre particularité qui n' est pas à negliger. Car combien que le Romain se fust bien donné garde parlant à un seul homme, de mettre ce mot de Vos pour Tu, autrement il eust esté condamné par tout le peuple comme mal parlant: Toutes-fois un homme parlant de soy seul ordinairement couchoit du nombre plurier sous ce mot de Nos, & non du singulier. Ny pour cela il n' estoit estimé commettre un Solecisme, voire plus estoit-il de basse qualité & estoffe, & plus pensoit-il apporter de soubmission, parlant de soy en un plurier. Et aujourd'huy il n' y a que les grands presque qui usent du plurier pour le singulier, parlans d' eux. Cela se voit en toutes les lettres qui sont decernees par le Roy, tant en sa Chancelerie, que par les passeports donnez par les Gouverneurs des Provinces, & autres actes, où les grands Seigneurs mettent leurs noms, & leurs armes. Et à l' opposite si un du commun peuple en avoit ainsi usé, on l' estimeroit un lourdault, qui voudroit trancher du grand. Voyons doncques comme s' est faict ce changement. Je vous ay dit au Chapitre precedant, que de la corruption de la langue Latine avoit esté faicte nostre langue Françoise. Je dis encore un coup, corruption. Car la verité est que la langue Latine tombant sur sa declinaison, & ceux qui parlans Latin, userent de certains mots, nous les embrassasmes en nostre vulgaire par dessus les autres, & nous succederent les choses si à propos, que ce qui eust esté reputé tres-corrompu du temps de la pureté de la langue, fut estimé entrenous tresbon. Je le vous representeray par exemple. Quand nous voyons dans Sidonius Apollinaris le mot Granditer, fort frequent, pour Valde, dans S. Ambroise, aux trois livres de ses offices, un Estimare pour Existimare, dans sainct Gregoire, un Portitor litterarum, pour Tabellarius, & Pensare pour Putare: Bref tous ces mots avoir esté indifferemment en usage, non seulement à ceux-cy, mais aux autres Autheurs de leur temps, il n' y a celuy qui ne juge que tous ces grands personnages escrivoient selon la barbarie de leurs siecles, toutes-fois nous avons heureusement mis en œuvre ces dictions, quand d' elles nous fismes Grandement, Penser, Estimer, Porteur de lettres, & ainsi usons nous du mot de Parent, pour celuy qui nous attouche de proximité de lignage en ligne collaterale, non directe, contre sa naïfve, & originaire signification, & ce pour autant que sur le declin de la langue on en usa de cette façon. Ce que nous apprenons de sainct Hierosme en sa seconde Apologie contre Ruffin: Illud vero ridiculum (dit-il) quòd post triginta annos ad parentes se reversum esse ait, homo qui nec patrem habet, nec matrem, & quos viventes iuvenis dereliquit, mortuos senex desiderat, nisi forte parentes, militari vulgarique sermone, agnatos, & affines nominat. Vueillez rendre ce passage en nostre vulgaire, vous appresterez à rire au Lecteur: Parce que nous ne recogneusmes jamais le mot de Parens pour pere à fils, & neantmoins en cela gist tout ce que S. Hierosme vouloit improperer à son ennemy Ruffin: Et ainsi que nous en usons aujourd'huy, S. Gregoire qui entre les gens de son siecle escrivoit le mieux, ne doute d' en user fort souvent, mesme au second livre de ses Epistres, 14. 15. & 16. Epistres. Ainsi est il advenu de ce mot de Vos; Car combien que ceste maniere de parler fust incogneuë aux Romains lors de leur pleine liberté, & long temps apres, toutes-fois quand par le progrez de l' Empire la liberté commune alla en empirant, aussi le peuple n' ayant qu' un Empereur, ou ses favoris en butte, avec la servitude des mœurs, il fit aussi un langage de mesme. De là vint que parlant aux plus Grands il addressoit sa parole sous le nom de Vos, non de Tu, comme s' il eust voulu dire que celuy auquel il parloit, mis en balance avec les autres, emportoit pour ses merites l' honneur de plusieurs personnes. Et depuis on tourna en courtoisie ce qui avoit pris son fondement de la tyrannie: tant a de puissance sur nous une coustume, qui petit à petit plante ses racines en nos cœurs. Si je ne m' abuse, le premier dans lequel on trouve ce formulaire de parler est dans Pline Second escrivant à l' Empereur Trajan: Ut primum me domine indulgentia vestra promovit ad praefecturam. Apres luy Jules Capitolin en la vie de Marc Antonin, parlant à l' Empereur Diocletian. Marcus Antonius Deus nunc usque etiam habetur, ut vobis ipsi, sacratissime Imperator Diocletiane, & semper visum est, & videtur: qui eum inter numina vestra, non ut caeteros, sed specialiter veneramini, ac saepe dicitis vos vita, & clementia tales esse cupere, qualis Marcus.

Qu' un homme qui fera profession de la langue Latine lise ce passage, il trouvera assez dequoy se mocquer, ou scandalizer. Rendez le en nostre langue Françoise mot pour mot, il n' y aura rien de plus elegant. Parce que nous avons accoustumé de parler à nos Princes & grands Seigneurs, sous le nom de vous, non de toy: & depuis cette coustume se rendit familiere à ceux qui escrivoient à personnages de respect. S. Cyprian escrivant à Cornelian Pape de Rome, Cognovimus (frater charissime) fidei, ac virtutis vestrae testimonia gloriosa, & confessionis vestrae honorem sic exultanter accepimus, ut in meritis, & laudibus vestris nos quoque participes, & socios computemus. Et en la mesme Epistre: Docuistis granditer Deum timere. Et en une autre au mesme Cornelian sous le nom de 42. Evesques. Le semblable en toutes les lettres de Symmachus, l' un des mieux disans de son temps, escrivant aux Empereurs Theodose & Valentinian, comme aussi fait Sidonius Apollinaris à Eutrope, puis à Theoplaste, & Loup Evesques. Il se trouve un Panegyric recité devant l' Empereur Maximian, par tout le discours duquel vous trouverez le plurier nombre de la seconde personne estre employé pour le singulier. Il n' est pas que les Empereurs mesmes, & Roys n' en usassent de mesme façon, pour honorer les gens de marque, ausquels ils escrivoient. Ainsi le trouverez vous en une Epistre de Justinian à Jean Pape de Rome, inseree dedans son Code. Ce que l' on voit encore plus amplement aux Epistres de Cassiodore, soubs la personne du Roy Theodoric son Maistre, dans lesquelles ce Prince escrivant à l' Empereur de Constantinople, ou à quelque grand Seigneur, & Patrice, toute sa Rhetorique marchoit sous cette parole de Vos, & à un homme de moyen Estat sous celle de Tu: Desquels passages & autres, que je passe icy de propos deliberé, nous pouvons recueillir que du commencement, la tyrannie, puis par succession de temps l' honneur, & reverence que l' on portoit aux plus grands, insinua cette maniere de parler entre les Latins: Tellement qu' il ne faut pas trouver si estrange, comme plusieurs ont voulu faire autres-fois, qu' en nostre jeunesse nos Docteurs en Theologie fissent le semblable en leurs disputes publiques. Ce qu' ils ont toutes-fois depuis desapris, estans retournez aux premieres & anciennes reigles de la Grammaire: Et comme ainsi soit que nostre langue empruntast plusieurs choses de la Latine, aussi nos vieux Gaulois tournans ces fiateries à honneur, laisserent les reigles communes de la Grammaire, pour s' accommoder à celle de la Cour des Empereurs ausquels ils obeïssoient, & userent du mot de Vos pour Tu, ou Toy, envers ceux qui avoient quelque preeminence sur eux, gardans les preceptes de la Grammaire envers les autres qui leur estoient de plus basse condition: Et qui est chose fort notable, encore tutoyons nous ceux-là (telle est la diction Françoise que nous avons forgee de Tu) avec lesquels nous exerçons une bien grande privauté, & encore nous dispensons nous quelques-fois dans nos œuvres Poëtiques, par un privilege particulier de nos plumes, qui ne rougissent point de tutoyer quelques-fois les Rois, Princes & grands Seigneurs. Au demeurant je ne veux oublier de dire, que combien que ce mot de Vous fust anciennement destiné pour ceux qui nous estoient seulement superieurs, si ne laisse-l'on de le pratiquer non seulement à nos egaux, mais aussi quelques-fois à nos inferieurs, selon la facilité de nos naturels.

8. 3. De la diversité de l' ancienne langue Françoise, avecques celle du jourd'huy.

De la diversité de l' ancienne langue Françoise, avecques celle du jourd'huy.

CHAPITRE III.

J' ay dit au premier Chapitre de ce Livre, que tout ainsi que selon la diversité des temps on change d' habits, voire de Magistrats en une Republique, aussi se changent les langues par une taisible alluvion. Pierre Crinit en ses livres de l' honneste discipline, dit que l' on avoit peu autres-fois observer dans Rome quatre ou cinq diversitez de langues. La vieille des Saliens, qui pour sa longue ancienneté n' estoit presque entenduë, laquelle puis apres s' eschangea au Latin des douze Tables, qui receut quelque polisseure, sous le Poëte Ennius & Caton le Censeur, jusques à ce que petit à petit elle attaignit à sa perfection du temps de Ciceron, Cesar & Saluste, & depuis alla tousjours en telle decadence, qu' en fin elle fut ensevelie dedans l' Italienne. 

Je ne fais point de doute que le semblable ne soit advenu à nostre langue Françoise, laquelle selon la diversité des siecles, a pris diverses habitudes, mais de les vous pouvoir representer, il est mal aisé. Parce qu' anciennement nous n' eusmes point une langue particulierement courtizane, à laquelle les bons esprits voulussent attacher leurs plumes. Et voicy pourquoy. Encores que nos Rois tinssent la superiorité sur tous autres Princes, si est-ce que nostre Royaume estoit eschantillonné en pieces, & y avoit presque autant de Cours que de Provinces. La Cour du Comte de Provence, celle du Comte de Tholose, celle du Comte de Flandres, du Comte de Champagne, & autres Princes & Seigneurs, qui tous tenoient leurs rangs & grandeurs à part, ores que la plus part d' eux recogneussent nos Rois pour leurs souverains. De là vint que ceux qui avoient quelque asseurance de leurs esprits, escrivoient au vulgaire de la Cour de leurs Maistres, qui en Picard, qui Champenois, qui Provençal, qui Tholozan, tout ainsi que ceux qui estoient à la suite de nos Rois, escrivoient au langage de leur Cour. Aujourd'huy il nous en prend tout d' une autre sorte. Car tous ces grands Duchez & Comtez, estans unis à nostre Couronne, nous n' escrivons plus que en un langage, qui est celuy de la Cour du Roy, que nous appellons langage François. Et ce qui nous oste encore d' avantage la cognoissance de cette ancienneté, c' est que s' il y eust un bon livre composé par nos ancestres, lors qu' il fut question de le transcrire, les copistes les copioient non selon la naïfve langue de l' Autheur, ains selon la leur. Je le vous representeray par exemple: entre les meilleurs livres de nos devanciers, je fais estat principalement du Roman de la Roze. Prenez en une douzaine escrits à la main, vous y trouverez autant de diversité de vieux mots, comme ils sont puisez de diverses fontaines. J' adjousteray que comme nostre langue prenoit divers plis, aussi chacun copiant changeoit l' ancien langage à celuy de son temps. Cela s' observe non seulement en ce vieux Roman de la Roze, mais aussi en l' ordonnance de sainct Louys de l' an mil deux cens cinquante quatre sur les Baillifs, Seneschaux, Prevosts, Viguiers, & autres choses concernans la police generale de la France: Ordonnance que je voy diversifiee en autant de langages, comme il y a eu de diversité de temps. Si vous veux-je dedans cette obscurité mettre en veuë un eschantillon qui merite d' estre recogneu.

L' un des vieux Autheurs François que nous ayons, est Geoffroy de Villardoüin Mareschal de Champagne du temps de Philippe Auguste, lequel nous redigea par escrit tout le voyage d' outre-mer de Baudoüin Comte de Flandres. Chose dont il pouvoit fidelement parler, comme celuy qui fut de la partie. Or voila le commencement de son œuvre dont Blaise Viginelle nous a fait present.

Sçachiez que mille cent quatre vingts & dix-huict ans apres l' Incarnation de nostre Seigneur Jesu-Christ, al temps Innocent III. Apostoille de Rome, & Philippe Roy de France, & Richard Roy d' Angleterre, ot un sainct homme en France, qui ot nom Folque de Nuilly, Cil Nuiliz si est entre Laigny sor Marne, & Paris, & il ere Prestre, & tenoit le Paroiche de la ville: & Cil Folque dont je vous dy, commença au parler des Diex par Frances, & par les autres terres & entre nostre Sire, fit mains miracles par luy. Sçachiez que la renommee de cel sainct homme alla tant qu' elle vint à l' Apostoille de Rome Innocent, & l' Apostoille envoya un sien Cardinal, Maistre Perron de Chappes Croisie, & manda par luy le pardon tel comme vous diray. Tuit Cil qui se croiseroient, & feroient le service deu, un an en l' ost, seroient quittes de tous les pechez qu' ils avoient faits. Porce que cil pardon fu issy gran, si sen esmeurent mult li cuers des gens, & mult s' en croißierent, porce le pardon ere si grand.

Viginelle qui a retrouvé cette Histoire, & opposé à chaque page le vieux langage au nouveau, l' a rendu en cette façon:

L' an mille cent quatre-vingts dix & huit, apres l' incarnation de nostre Seigneur Jesus-Christ, au temps du Pape Innocent troisiesme, de Philippe Auguste Roy de France second de ce nom, & de Richard Roy d' Angleterre, il y eut un Sainct homme en France appellé Foulques de Nuilly, Prestre & Curé du mesme lieu, qui est entre Laigny sur Marne & Paris. Cestuy-cy se meit à prescher la parole de Dieu par la France, & les terres circonvoisines, & nostre Seigneur fit tout plein de miracles par luy, tant que la renommee en alla jusques au sainct Pere, lequel envoya ce preudhomme à ce que sous son nom & authorité, il eust à prescher la Croisade, & bien tost apres il y depescha un sien Cardinal Maistre Pierre de Cappes Croisé, pour y inviter les autres à son exemple, avec les Indulgences & Pardons que je vous vois dire: Que tous ceux qui se croiseroient pour servir à Dieu un an durant en l' armee qui se dressoit pour conquerir la terre Saincte, avroient planiere absolution de tous leurs pechez dont ils feroient confez & repens: Et pource que ces Indulgences furent si grandes, s' en esmeurent fort les cœurs des personnes, & plusieurs se croiserent à ceste occasion.

Je ne vous baille pas le passage de Villardoüin pour naïf François, car estant né Champenois, & nourry en la Cour du Comte de Champagne, je veux croire qu' il a escrit selon le ramage de son pays. Toutes-fois conferez son ancienneté à ce qui est de nostre temps, vous direz que ce qu' a fait Viginelle est plus une traduction, qu' imitation. Celuy de nos Autheurs anciens que je voy suivre de plus pres Villardoüin est Guillaume de Lorry qui fut du temps de S. Louys, & apres luy Jean de Mehun sous le regne de Philippes le Bel. Voyez les anciennes coppies de leur Roman, & les parangonnez au langage que Clement Marot leur donna du temps du Roy François premier, vous en direz tout autant. Vray que par une grande prudence il y voulut laisser quelques vieilles traces en la fin de plusieurs vers, pour ne sortir du tout des termes de la venerable ancienneté.

Nostre langue commença grandement à se polir de cette ancienne rudesse, vers le milieu du regne de Philippes de Valois, si les Registres de nostre Chambre des Comptes ne sont menteurs, esquels vous voyez une pureté qui commence de s' approcher de nostre aage. Vous y trouverez encores uns Enformer, pour informer, non contrestant, pour nonobstant, Diex, pour Dieu. Mais au demeurant tout le contexte des paroles ne s' esloigne gueres des nostres. Comme aussi en tous les Romans qui furent depuis faits en prose. Et plus nous allasmes en avant, plus nostre langue receut de polisseure: tesmoins les œuvres de Maistre Alain Chartier, en son Quadrilogue, Curial, & Poësies (que je ne reprendray icy, pour luy avoir cy-dessus donné Chapitre particulier au 5. Livre de ces Recherches) & successivement Philippes de Commines en son Histoire des Rois, Louys XI. & Charles VIII. Et apres luy, Maistre Jean le Maire de Belges, du temps du Roy Louys XII. Claude Seissel tant en son Apologie du Roy Louys XII. & discours de la Loy Saiique, qu' és traductions de Thucidide, Eusebe, & Appian. Je trouve sous le regne de François I. une plus grande naïfveté de langage en Jacques Amiot, ores qu' il ait principalement paru soubs Henry II. qui sembla avoir succé sans affectation tout ce qui estoit de beau, & de doux en nostre langue: Tous les autres qui sont depuis survenus se licencierent ou en paroles, ou en abondance de metaphores trop hardies, ou en une negligence de stile. Quoy que soit il me semble que je voy en luy cette belle fleur qui estoit aux autres, se ternir.

Il n' est pas dit que tout ce que nous avons changé de l' ancienneté, soit plus poly, ores qu' il ait aujourd'huy cours. Nos ancestres avoient pris de Verus, & Vera, Voir, & Voire, dont il ne nous est resté que les adverbes, voire, & voirement: Nous en avons fait uns vray, & vraye, qui sont beaucoup plus rudes, & de difficile prononciation que les premiers. Nous disions aux preterits parfaicts de ces Verbes, Tenir & Venir, Tenit & Venit, lesquels on eschangea depuis en Tiensit, & Viensit, finalement nous en avons fait Tint & Vint, en ces mutations allans tousjours en empirant: car il ne faut faire de doute que Tenit, & Venit ne fussent selon les reigles de la Grammaire meilleurs, & plus naturels.

J' ay remarqué plusieurs belles paroles anciennes, dont les aucunes sont du tout perduës par la nonchalance, & les autres changees en pires par l' ignorance des nostres. Nos ancestres userent de Barat, Guille, & Lozange, pour Tromperie, & Barater, Guiller, & Lozanger, pour tromper: Dictions qui nous estoient naturelles, au lieu desquelles nous en avons adopté des Latines, Dol, Fraude, circonvention: Vray qu' encores le commun peuple use du mot de Barat: A fin cependant que je remarque icy en passant que comme nos esprits ne sont que trop fertils, & abondans en tromperie, aussi n' y a-il parole que nous ayons diversifiee en tant de sortes que cette-cy: Parce que Guille, Lozange, Barat, Malengin, Dol, Fraude, Tromperie, Circonvention, Deception, Surprise, & Tricherie, denotent cette mesme chose. Le Roman de Pepin dit Enherber, nous Empoisonner. Le mesme Roman, & encores le Comte Thibaut de Champagne en ses Amours Maleir, pour ce que nous disons Mauldire. Le vieux valoit bien le nouveau, si nous voulons nous arrester à l' analogie de beneir, qui est son contraire. Nos predecesseurs dirent grigneour puis grigneur, dont encores est faite frequente mention dans quelques anciennes coustumes: Nous disons plus grande, & meilleure part, rendans en deux mots ce qu' ils comprenoient sous un seul. Nous disons aujourd'huy Magistralement, Hugues de Bersy Maistrement, qui est moins Latin. Nous usons du mot adjourner, quand nous faisons appeller un homme en justice par la semonce d' un Sergent, le Roman de Pepin en a usé pour dire que le jour estoit venu, Qui n' estoit pas trop mal propre: nous en avons perdu la naïfveté, pour la tourner en chicanerie. Dans le mesme Autheur, Hosteler, pour loger, qui n' estoit pas moins bon que le nostre: Malotru est dedans Hugues de Bersy: barguigner, mot aussi familier entre les marchands, que chicaner entre les praticiens, est dans Huon de Mery en son Tournoy de l' Antechrist, ces deux se sont perpetuez entre nous jusques à huy. Le Latin a dit Ambo & Duo, pour denoter le nombre de deux: De ces deux mots l' Italien a fait un ambedue, & dans le Roman de la Roze je trouve pour pareille signification ambedeux, mot qui n' est plus à nostre usage: Endementiers avoit eu vogue jusques au temps de Jean le Maire de Belges, car il en use fort souvent, pour ce que nous disons par une Periphrase, en ce pendant, Joachim du Bellay dans sa traduction des quart, & sixiesme livres de Virgile le voulut remettre sus, mais il n' y peut jamais parvenir. Nessum pour nul, Ades pour maintenant. Nous les avons resignez à l' Italien aussi bien que lozenger, qui estoit à dire tromper, en ces mots Nessuno, Adesso, *Lozingar. Le Cattivo Italien, & le chetif François symbolizerent, comme semblablement Albergar, & heberger, je ne sçay si l' Italien le tient de nous, ou nous de luy. L' Italien dit Schifar pour ce que nous dismes anciennement Eschever, & aujourd'huy Esquiver. Ce que nos anciens appellerent Heaume (Helm, helmet, elm, yelmo), on l' appella sous François premier, Armet, nous le nommons maintenant Habillement de teste. Qui est une vraye sottie de dire par trois paroles ce qu' une seule nous donnoit. Ainsi est-il de Tabour, que les soldats appellent maintenant Quesse, sans sçavoir dire pourquoy. Ainsi de l' Estendart, Banniere, ou Enseigne, que nous disons aujourd'huy Drapeau. Vray qu' il est plus aisé d' en rendre la raison que de l' autre: Cela estant provenu d' une hypocrisie ambitieuse des Capitaines, qui pour paroistre avoir esté aux lieux, où l' on remuoit les mains, veulent representer au public leurs enseignes deschirees, encores que peut-estre il n' en soit rien. Dans les livres de la discipline Militaire de Guillaume de Langey vous ne trouverez ny corps de garde, ny sentinelle, ains au lieu du premier il l' appelle le Guet, & le second estre aux escoutes. Ces deux qui estoient de tres-grande & vraye signification, se sont eschangez en corps de garde, & sentinelle: & nommément le mot d' escoute estoit plus significatif que celuy de sentinelle, dont nous usons. De mon temps j' ay veu plusieurs mots mis en usage, qui n' estoient recogneus par nos devanciers. Et peut estre le mesme mot de Devancier. Le premier qui mist en œuvre Avant-propos pour Prologue, fut Louys le Charond en ses Dialogues, dont on se mocquoit du commencement: Et depuis je voy cette parole receuë sans en douter: Non sans cause. Car nous avons plusieurs mots de mesme parure, Avant-garde, avant-jeu, avant-bras, & croy qu' il y avoit plus de raison de dire Avant-chambre, que ce que nous disons Antichambre. Il voulut aussi d' un Jurisconsulte Latin, faire en nostre langue un Droict-conseillant, mais il perdit son François. Piafer, que l' on approprie à ceux qui vainement veulent faire les braves, est de nostre siecle, comme aussi aller à la Picorée, pour les gensd'armes qui vont manger le bon homme aux champs, faire un affront pour braver un homme, la populace, mot qu' avons esté contrainct d' innover par faute d' autre pour denoter un peuple sot. Le premier où j' ay leu Courtizer, est dans la Poësie d' Olivier de Maigny. Parole qui nous est pour le jourd'huy fort familiere. Je n' avois jamais leu Arborer une enseigne, pour la planter, sinon aux ordonnances que fit l' Admiral de Chastillon, exerçant lors la charge de Colonnel de l' infanterie, mot dont Viginelle a usé en l' histoire de Villardoüin. Nous avons depuis trente ou quarante ans emprunté plusieurs mots d' Italie, comme Contraste pour Contention, Concert, pour Conference, Accort, pour Advisé, En conche, pour en ordre, Garbe, pour je ne sçay quoy de bonne grace, faire une supercherie à un homme, quand on luy fait un mauvais tour à l' impourveu. En l' escrime nous appellons Estramassons, des coups de taille. Le Pedant, pour un Maistre és arts mal appris, & façon Pedantesque, en consequence de ce mot. Comme aussi nous avons quitté plusieurs mots François qui nous estoient tres-naturels, pour enter dessus des bastards. Car de Chevalerie nous avons fait Cavallerie, Chevalier, Cavalier, Embusche, Embuscade, attacher l' escarmouche, attaquer, au lieu de bataillon, nous avons dit Escadron: Et pour nos pietons ou avanturiers anciens, nous ne serions pas guerriers si nous ne disions Infanterie, mots François que nos soldats voulurent Italianiser, lors que nous possedions le Piedmont, pour dire qu' ils y avoient esté: & de mal-heur aussi quittasmes nous nos vieux mots de fortification, pour emprunter des nouveaux Italiens. Parce qu' en telles affaires les Ingenieurs d' Italie sçavent mieux debiter leurs denrees que nous autres François. Il n' est pas que n' ayons mis sous pieds des paroles, qui estoient de quelque honneur, pour donner cours à d' autres de moindre valeur. Le mot de Valet anciennement s' adaptoit fort souvent à titre d' honneur pres des Rois: Car non seulement on disoit Valets de Chambre, ou Garderobe, mais aussi Valets Trenchans, & d' Escurte. Et maintenant le mot de Valet se donne dans nos familles à ceux qui entre nos serviteurs sont de moindre condition, & quasi par contemnement, & mespris. Vray est qu' il avoit un valet, Qu' on appelloit nihil valet, diz Marot en se mocquant. La Chambriere estoit destinee pour servir sa maistresse en la chambre: Maintenant les Damoiselles prendroient à honte d' appeller celles qui les suivent Chambrieres: ains les appellent Servantes. Mot beaucoup plus vil que l' autre que l' on approprie à celles qui servent à la cuisine. Le nom de Grand Bouteiller estoit un Office de la Couronne, comme celuy de Connestable: Aujourd'huy non seulement la memoire en est oubliee en la Cour du Roy, mais il n' y a rien de si bas que la charge de Bouteiller. Et pour cette cause ceux qui sont aujourd'huy en telles charges, sont appellez Sommeliers. Une vieille dotation faite à l' hospital de Mascon en May 1323. par Barthellemy de Chevriere eschanson du Roy, l' appelle en Latin Bartholomeus Caprarij Scancio domini nostri Regis. Qualité qui succeda à celle du grand Bouteiller. Nous avons accreu nostre langue de plusieurs nouvelles dictions tirees de nous mesmes, comme pour exemple, de Chemin, nos predecesseurs firent acheminer, de compagnon, accompagner, de raison arraisonner: Comme au contraire une negative en adjoustant De, Car ils dirent desaison, desaisonner, mais de nostre temps nous y apportasmes plus de liberté: Parce que d' Effect, Occasion, Violent, Diligent, Patient, Medicament, Facile, Neceßité, Tranquille, nous fismes: Effectuer, Occasionner, Violenter, Diligenter, Patienter, Medicamenter, Faciliter, Necessiter, Tranquilliser. Je n' ay point encores leu poßibiliter, de poßible: Il n' est pas que Montagne en ses Essaiz, & Ronsard en la derniere impression de ses œuvres (avant qu' il mourut) n' ayent par une nouveauté fait un nouvel ainsin: Car lors que ce mot est suivy d' une voyelle immediate, ils mettoient une N, derriere, pour oster la Cacophonie: Si ces nouveautez enrichissent ou embellissent nostre langue, j' en laisse le jugement à la posterité, me contentant de marquer ces chaches, pour monstrer je ne sçay quoy de particulier en nous, qui n' estoit point en nos ayeuls.

Chacun se fait accroire que la langue vulgaire de son temps est la plus parfaite, & chacun est en cecy trompé. De ma part je ne doute point que Hugue de Bersy, Huon de Mery, Jean de S. Cloct, Jean le Nivelet, Lambert Licors, & tous nos vieux Poëtes, n' eussent jamais mis la main à la plume, s' ils n' eussent estimé rendre leurs œuvres immortelles: Lesquelles neantmoins ont esté ensevelies dans les ans par le changement du langage. Ne restans plus de tous leurs escrits qu' une carcasse. Et Lorry mesmes, & Clopinel fussent aussi au tombeau, si Marot ne les en eust garentis par le langage de nostre temps qu' il leur donna. Quoy doncques? Dirons nous que les langages ressemblent aux rivieres, lesquelles demeurans tousjours en essence, toutes-fois il y a un continuel changement des ondes: aussi nos langues vulgaires demeurans en leur general, il y ayt changement continu de paroles particulieres, qui ne reviennent plus en usage? Je vous diray ce que j' en pense. Je croy que l' abondance des bons Autheurs, qui se trouvent en un siecle, authorise la langue de leur temps par dessus les autres: On a recours à leurs conceptions originaires, qu' il faut puiser d' eux. Le vulgaire de Rome fut en sa perfection sous Ciceron, Cesar, Saluste & Virgile. Le Toscan sous Petrarque, & Bocace: Et combien que le temps apportast changement à ces deux langues, toutes-fois leur perfection a esté tousjours rapportee au temps de ces grands Maistres. De faire un prognostic de la nostre, il me seroit tres-malaisé, y voyant mesmes quelques changemens, qui se peuvent mieux penser, que exprimer en ceux qui se sont donnez diversement les premiers lieux. Clement Marot fut le premier de sa volee sous le grand Roy François. Lisez Ronsard, qui vint sous Henry II. il le passe d' un long entrejet. Jettez l' œil dessus du Bertas, qui se fit voir sous Henry III. encores y a-il dedans ses 2. Sepmaines je ne sçay quelle sorte de vers, & conceptions, plus enflees que dans Ronsard, vray qu' entre le peu du premier, & le trop du dernier, il me semble que Ronsard tient le lieu de la mediocrité. Je diray doncques que s' il y a rien qui perpetuë la langue vulgaire qui est aujourd'huy entre nous, ce seront les braves Poëtes qui ont eu vogue de nostre temps. Car pour bien dire, je ne pense point que Rome ait jamais produit un plus grand Poëte que Ronsard, lequel fut suivy de quelques autres fort à propos. Nostre parler de l' un à l' autre prendra diverses habitudes, mais ceux qui voudront escrire, seront bien aises de se proposer un si grand personnage pour miroüer. Les Autheurs qui se sont disposez de traicter discours de poids, & estoffe, pourront servir à mesme effect, & moy-mesme faisant en ma jeunesse mon Monophile, puis mes dix Livres des lettres Françoises, & ces presentes Recherches, les ay exposees en lumiere sous cette mesme esperance.