jueves, 27 de julio de 2023

7. 5. Des Chants Royaux, Ballades, & Rondeaux.

Des Chants Royaux, Ballades, & Rondeaux.

CHAPITRE V.

Tel fut le cours de nostre Poësie Françoise, tel celuy de la Provençale. Et tout ainsi que cette-cy prit fin quand les Papes se vindrent habituer en Avignon, qui fut sous le regne de Philippes le Bel: Temps auquel, & un Dante, & un Petrarque se firent riches des plumes de nos Provençaux, & commencerent de planter leur Poësie Toscane en la Provence, où Petrarque se choisit pour Maistresse la Laura Gentil-femme Provençale: Aussi le semblable advint-il vers le mesme temps à nostre Poësie Françoise, pour le nombre effrené d' un tas de gaste-papiers qui s' estoient meslez de ce mestier. Au moyen dequoy au lieu de la Poësie qui souloit representer les exploits d' armes des braves Princes & grands Seigneurs, commença de s' insinuer entre nous une nouvelle forme de les escrire en prose sous le nom & tiltre de Romans, les uns en l' honneur de l' Empereur Charlemagne, & de ses guerriers, les autres du Roy Artus de Bretagne, & des siens qu' ils appellerent Chevaliers de la table ronde. Livres dont une plume mesnagere pourroit bien faire son profit si elle vouloit, pour l' advancement & exaltation de nostre langue. Vray que comme toutes choses se changent selon la diversité des temps, aussi apres que nostre Poësie Françoise fut demeuree quelques longues annees en friche, on commença d' enter (entrer) sur son vieux tige, certains nouveaux fruits auparavant incogneus à tous nos anciens Poëtes: Ce furent Chants Royaux, Ballades, & Rondeaux. Je mets en premier lieu le Chant Royal comme la plus digne piece de cette nouvelle Poësie, & se faisoit, ou en l' honneur de Dieu, ou de la Vierge sa mere, ou sur quelque autre grand argument, & non seulement la plus digne, mais aussi la plus penible. Et parce que depuis le regne de Henry deuxiesme nous avons perdu l' usage de ces trois pieces, je vous en representeray icy le formulaire. Au Chant Royal le fatiste (ainsi nommerent-ils le Poëte d' un mot François symbolizant avecques le Grec) estoit obligé de faire cinq onzaines en vers de dix syllabes, que nous appellons heroïques, & sur le modele de ce premier, falloit que tous les autres tombassent en la mesme ordonnance qu' estoit la rime du premier, & fussent pareillement accolez mot pour mot du dernier vers, qu' ils appelloient le Refrain. Et en fin fermoient leur Chant Royal par cinq vers, qu' ils nommoient Renvoy, gardans la mesme reigle qu' aux autres, par lesquels, les addressant à un Prince, ils recapituloient en bref ce qu' ils avoient amplement discouru dedans le corps de leur Poëme.

Par exemple, Clement Marot en fit quatre, dont le premier estoit sur la Conception.

Lors que le Roy par haut desir & cure

Delibera d' aller vaincre ennemis,

Et retirer de leur prison obscure

Ceux de son ost à grands tourmens soubmis,

Il envoya ses fourriers en Judee

Prendre logis sur place bien fondee:

Puis commanda rendre en forme facile,

Un pavillon pour exquis domicile:

Dedans lequel dresser il proposa

Son lict de camp, nommé en plein Concile,

La digne couche où le Roy reposa.

Au pavillon sur la riche peinture,

Monstrant par qui nos pechez sont remis:

C' estoit la nuë ayant en sa closture

Le jardin clos, à tous humains promis.

La grand cité des hauts Cieux regardee, 

Le Lys Royal, l' olive collaudee,

Avec la tour de David immobile.

Parquoy l' ouvrier sur tous le plus habile,

En lieu si noble assit & apposa

(Mettant à fin le lict de la Sibylle)

La digne couche où le Roy reposa.

Les trois autres qui suyvent sont tous de cette mesme parure: & finalement pour conclusion le renvoy s' adresse au Prince. 

Prince je prens en mon sens puerile,

Le pavillon pour Saincte Anne sterile:

Le Roy pour Dieu, qui aux Cieux repos a: 

Et Marie est (vray comme l' Evangile) 

La digne couche où le Roy reposa. 

Servitude certes, que je ne die gesne d' esprit admirable, & neantmoins ils en sortoient à leur honneur. Quant à la Ballade, c' estoit un chant Royal racoursi au petit pied, auquel toutes les reigles de l' autre s' observoient & en la suitte continuelle de la rime, & en la closture du vers, & au Renvoy, mais ils se passoient par trois ou quatre dizains ou huitains, & encores en vers de sept, huit, ou dix syllabes à la discretion du fatiste, & en tel argument qu' il vouloit choisir. Au regard du Rondeau, il avoit son logis à part de la façon qu' est celuy de Marot au Seigneur Theocrenus lisant à ses disciples.

Plus profitable est de t' escouter lire, 

Que d' Apollo ouyr toucher la lire, 

Où ne se prend plaisir que pour l' oreille:

Mais en ta langue ornee & nompareille, 

Chacun y peut plaisir & fruict eslire.

Ainsi d' autant qu' un Dieu doit faire & dire 

Mieux qu' un mortel, chose où n' ait que redire: 

D' autant il faut estimer ta merveille. 

Plus profitable. 

Bref si dormir plus que veiller peut nuire,

Tu dois en loz par sus Mercure bruire: 

Car il endort l' œil de celuy qui veille: 

Et ton parler les endormis esveille, 

Pour quelque jour à repos les conduire, 

Plus profitable.

Si ces trois especes de Poësie estoient encores en usage, je ne les vous eusse icy representees, comme sur un tableau: vous les recevrez de moy comme d' une antiquaille. Toute mon intention estoit & est de vous monstrer dont provenoit, que combien que les Chants Royaux & Ballades ne parlassent en aucune façon des Princes, toutes-fois leurs conclusions aboutissent seulement en eux.

Et parce que de cecy depend la cognoissance d' une ancienneté qui est incognuë, la verité est qu' en telles matieres d' esprit, les nostres ont tousjours esté sur toutes autres nations desireux de l' honneur. C' est pourquoy dés le temps mesme de Juvenal, dedans Lyon, ceux qui faisoient profession de declamer, sembloient subir une ignominie quand ils estoient vaincus. 

Aut Lugdunensem Rhetor dicturus ad aram. 

Il n' est pas qu' en ma jeunesse és disputes qui se faisoient entre nous dedans nos Classes, celuy qui avoit mal respondu, estoit par nous appellé Reus, comme si on luy eust faict son procez. Il en prit autrement à nos vieux Poëtes. Car comme ainsi fust qu' ils eussent certains jeux de prix en leurs Poësies, ils ne condamnoient point celuy qui faisoit le plus mal, mais bien honoroient du nom, tantost de Roy, tantost de Prince, celuy qui avoit le mieux fait, comme nous voyons entre les Archers, Arbalestiers, & Harquebusiers estre fait le semblable. Ainsi l' autheur du Roman d' Oger le Danois s' appelle Roy. 

Icy endroict est cil livre finez, 

Qui des enfance Oger est appellez: 

Or vueille Diex qu' il soit parachevez,

En tel maniere kestre n' en puist blasmez, 

Li Roy Adams par Ki il est rimez.

Et en celuy de Cleomades.

Ce livre de Cleomades 

Rimé-ie le Roy Adenes,

Menestré au bon Duc Henry.

Mot de Roy qui seroit tres-mal approprié à un Menestrier, si d' ailleurs on ne le rapportoit à un jeu de prix: & de faict il semble que de nostre temps, il y en eust encores quelques remarques, en ce que le mot de Iouingleur (Jovingleur) s' estant par succession de temps tourné en batelage, nous avons veu en nostre jeunesse les Jovingleurs se trouver à certain jour tous les ans en la ville de Chauny en Picardie, pour faire monstre de leur mestier devant le monde, à qui mieux mieux: Et ce que j' en dis icy n' est pas pour vilipender ces anciens Rimeurs, ains pour monstrer qu' il n' y a chose si belle qui ne s' aneantisse avec le temps.

Toutes-fois cette ancienneté se pourra encores mieux averer par le moyen des Chants Royaux, Ballades, & Renvois d' iceux dont je parlois maintenant. Tous ces Chants, comme j' ay dit, estoient dediez à l' honneur, & celebration des Festes les plus celebres, comme de la Nativité de nostre Seigneur, de sa Passion, de la Conception nostre Dame, & ainsi des autres: la fin estoit un couplet de cinq, ou six vers que l' on adressoit à un Prince, duquel on n' avoit faict aucune mention par tout le discours du Chant. Chose qui peut apprester à penser à celuy qui ne sçavra cette ancienneté. La verité doncques est (que j' ay apprise du vieux art Poëtique François par moy cy-dessus allegué) que l' on celebroit en plusieurs endroits de la France des jeux Floraux, où celuy qui avoit rapporté l' honneur de mieux escrire, estant appellé tantost Roy, tantost Prince, quand il falloit renouveller les jeux, donnoit ordinairement de ces Chants à faire, qui furent pour cette cause appellez Royaux, d' autant que de toute leur Poësie, cestuy estoit le plus riche sujet qui estoit donné par le Roy, lequel donnoit aussi des Ballades à faire, qui estoient comme demy Chants Royaux. Ces jeunes Fatistes ayans composé ce qui leur estoit enjoinct, reblandissoient à la fin de leurs Chants Royaux & Ballades leur Prince, a fin qu' en l' honorant ils fussent aussi par luy gratifiez, & lors il distribuoit Chapeaux & Couronnes de fleurs, à uns & autres, selon le plus ou le moins qu' ils avoient bien faict. Chose qui s' observe encores dans Tholose, où l' on baille l' Englantine à celuy qui a gaigné le dessus, au second la Soulcie, & quelques autres fleurs par ordre, le tout toutes-fois d' argent: Et porte encores cet honneste exercice le nom de jeux Floraux, tout ainsi qu' anciennement.

Ces Chants Royaux, Ballades, Rondeaux & Pastorales, commencerent d' avoir cours vers le regne de Charles cinquiesme, sous lequel tout ainsi que le Royaume se trouva riche & florissant, aussi les bonnes lettres commencerent de reprendre leur force, lesquelles il eut en telle recommandation, qu' il fit mettre en François la plus grande partie des œuvres d' Aristote par Maistre Nicole Oresme, qu' il fit Evesque de Lizieux. Celuy que je voy avoir grandement advancé cette nouvelle Poësie, fut Jean Froissard qui nous fit aussi present de cette longue Histoire que nous avons de luy, depuis Philippes de Valois jusques en l' an 1400. Et m' estonne comme il n' ait esté recommandé par l' ancienneté en cette qualité de Poëte: Car autres-fois ay-je veu en la Bibliotheque du grand Roy François à Fontainebleau un grand Tome de ses Poësies, dont l' intitulation estoit telle: Vous devez sçavoir que dedans ce livre sont contenus plusiour dictié ou traitié amoureux & de moralité, lesquels sire Jean Froissard Prestre & Chanoine de Canay, & de la nation de la Comté de Hainaut & de la ville de Valentianes, a fait dicter & ordonner à l' aide de Dieu & d' Amours, à la contemplation de plusieurs Nobles & vaillans, & les commença de faire sur l' an de grace 1362. & les cloist en l' an de grace 1394. Le Paradis d' Amour, le Temple d' Honneur, un traité où il loüe le mois de May, la fleur de la Marguerite, plusieurs Laiz amoureux, Pastoralles, la Prison amoureuse, Chansons Royalles en l' honneur de nostre Dame, le Dicté de l' Espinette amoureuse, Balade, Virelaiz, & Rondeaux, le Plaidoyé de la Roze, & de la Violette. Je vous ay voulu par exprés cotter mot apres mot cette Intitulation: D' autant que depuis ce temps-là, toute nostre Poësie consistoit presque en toutes ces mignardises. Apres luy fut sous Charles VII. Maistre Alain Chartier Secretaire du Roy, qui escrivit en Vers & en Prose, auquel j' ay donné son chapitre particulier au 5. de ces presentes Recherches. Tout cet entrejet de temps jusques vers l' advenement du Roy François I. de ce nom, nous enfanta plusieurs Rimeurs, les uns plus, les autres moins recommandez par leurs œuvres: Arnoul, & Simon Grebans freres nez de la ville du Mans, Georges Chastelain, François de Villon, Coquillard Official de Reims, Meschinot, Moulinet, mais sur tous me plaist celuy qui composa la Farce de Maistre Pierre Patelin, duquel encore que je ne sçache le nom, si puis-je dire que cette Farce tant en son tout, que parcelles, fait contrecarre aux Comedies des Grecs & Romains. Le premier qui à bonnes enseignes donna vogue à nostre Poësie, fut Maistre Jean le Maire de Belges, auquel nous sommes infiniment redeuables, non seulement pour son Livre de l' Illustration des Gaules, mais aussi pour avoir grandement enrichy nostre langue d' une infinité de beaux traicts tant en Prose que Poësie, dont les mieux escrivans de nostre temps se sont sçeu quelques-fois fort bien aider. Car il est certain que les plus riches traits de cette belle Hymne que nostre Ronsard fit sur la mort de la Roine de Navarre, sont tirez de luy au jugement que Paris donna aux trois Deesses. Cet Autheur florit sous le regne de Louys XII. & veit celuy de François premier. Nostre gentil Clement Marot en la seconde impression de ses œuvres recognoissoit que ce fut luy qui luy enseigna de ne faillir en la coupe feminine au milieu d' un vers. Le mesme Marot en un Epigramme qu' il fit à Hugue Salel son Concitoyen, à l' imitation de Martial, fait estat de quelques Poëtes tant anciens, que de son temps.

De Jean de Mehun s' enfle le cours de Loire, 

En Maistre Alain Normandie prend gloire,

Et plaint encor' mon arbre paternel,

Octavian rend Cougnac eternel, 

De Moulinet, de Jean le Maire, & Georges,

Ceux de Hainaut chantent à pleines gorges,

Les deux Grebans ont le Mans honoré, 

Nante la Brete en Meschinoit se baigne,

De Coquillart s' esjouït la Champagne,

Quercy, de toy Salet, se vantera,

Et comme croy de moy ne se taira.

Je voy que les deux Grebans freres dont Marot fait mention furent grandement celebrez, par les nostres. Car Jean le Maire en sa preface du Temple de Venus les meit au nombre de ceux qui avoient mieux escrit en nostre langue. Le semblable fait Geoffroy Toré en son Champ flory, & neantmoins recognoissoit n' avoir rien veu de leur façon fors une oraison d' Arnoul qui estoit dedans un tableau en l' Eglise des Bernardins à Paris, addresee à la Vierge Marie, dont le commencement estoit. En protestant. Et que les premieres lettres du dernier couplet contenoient son nom & surnom. Arnaldus Grebans me. L' autheur du vieux art Poëtic François recite tout au long une complainte par luy faicte, dont je copiay seulement ces trois couplets en la ville de Blois, où j' eus communication du livre.

A vous Dame je me complains,

Je vois pleurant par vaux & plains,

Je ne cognois que pleurs & plains

Puis que ie vis.

Vostre gent & gratieux vis,

J' aime mieux estre mort que vis, 

Neantmoins plus volontiers qu' enuis

Je me soubmets

Au Dieu d' Amour, qui desormais

Me fait servir d' estranges mets

De danger & de refus, mais

C' est pour aimer.

Et ainsi vont plusieurs autres couplets que je regrette grandement n' avoir copiez, n' estimant pas lors que ce fust une piece dont je me deusse un jour aider. Joinct que l' Autheur dit que cest Arnoul fut le premier inventeur en cette France de cette maniere de rime, qui n' estoit pas pauvre.

Le Roy Louys douziesme estant decedé, luy succeda le grand Roy François I. de ce nom, qui fut restaurateur des bonnes lettres, & son exemple excita une infinité de bons esprits à bien faire, mesmes au subject de la Poësie Françoise, entre lesquels Clement Marot, & Melin de sainct Gelais eurent le prix: aussi sembloient-ils avoir apporté du ventre de leurs meres la Poësie: Car Jean Marot pere de Clement fut Poëte assez elegant, duquel j' ay veu plusieurs petites œuvres Poëtiques qui n' estoient de mauvaise grace: Et Octavian pere de Melin mit en vers François toutes les Epistres d' Ovide: C' est pourquoy Clement Marot disoit que la Normandie plaignoit son arbre paternel, & qu'  Octavian rendoit Cougnac eternel. Or se rendirent Clement & Melin recommandables par diverses voyes, celuy-là pour beaucoup & fluidement, cestuy pour peu & gratieusement escrire. Ce dernier produisoit de petites fleurs, & non fruits d' aucune duree, c' estoient des mignardises qui couroient de fois à autres par les mains des Courtisans

& Dames de Cour, qui luy estoit une grande prudence. Parce qu' apres sa mort, on fit imprimer un recueil de ses œuvres, qui mourut presque aussi tost qu' il vit le jour: Mais quant à Clement Marot ses œuvres  furent recueillies favorablement de chacun. Il avoit une veine grandement fluide, un vers non affecté, un sens fort bon, & encores qu' il ne fust accompagné de bonnes Lettres, ainsi que ceux qui vindrent apres luy, si n' en estoit-il si desgarny qu' il ne les mist souvent en œuvre fort à propos. Bref, jamais livre ne fut tant vendu que le sien, je n' en excepteray un tout seul de ceux qui ont eu la vogue depuis luy. Il fit plusieurs œuvres tant de son invention que traduction, avec un tres-heureux Genius: Mais entre ses inventions je trouve le livre de ses Epigrammes tres-plaisant: Et entre ses traductions il se rendit admirable en celle des 50. Pseaumes de David, aidé de Vatable Professeur du Roy és lettres Hebraïques, & y besongna de telle main, que quiconque a voulu parachever le Psautier, n' a peu attaindre à son parangon: C' a esté une Venus d' Apelles. Ce bel esprit eut pour ennemy de sa vertu un Sagon, qui se mesla d' escrire contre luy, mais il y perdit sa peine. Ce mesme regne enfanta aussi d' autres nobles esprits, entre lesquels je fais grand grand compte d' Heroët en sa Parfaite amie: Petit œuvre, mais qui en sa petitesse surmonte les gros ouvrages de plusieurs. Aussi fiorit de ce temps-là Hugue Salet qui acquit grand nom par sa traduction d' unze livres de l' Iliade d' Homere. Quelques uns honoroient Guillaume Cretin duquel je parleray plus amplement au dernier Chapitre. Je mettray entre les Poëtes du mesme temps, François Rabelais: car combien qu' il ait escrit en prose les faits Heroïques de Gargantua & Pantagruel, si estoit-il mis au rang des Poëtes, comme j' apprens de la response que Marot fit à Sagon sous le nom de Fripelipes son valet:

Je ne voy point qu' un sainct Gelais, 

Un Heroet, un Rabelais:

Un Brodeau, un Seve, un Chapuy, 

Voisent escrivans contre luy.

Cestuy és gayetez qu' il mit en lumiere, se mocquant de toutes choses, se rendit le nompareil. De ma part je recognoistray franchement avoir l' esprit si folastre, que je ne me lassay jamais de le lire, & ne le leu oncques que je n' y trouvasse matiere de rire, & d' en faire mon profit tout ensemble.

Je vous laisse à part Estienne Dolet, qui traduit en François les Epistres de Ciceron, Jean Martin, les Azolains de Bembo, & l' Arcadie de Sannazar, & Jean le Maçon, le Decameron de Boccace: Parce qu' ils n' eurent autre sujet que de traduire, & neantmoins nostre langue ne leur est pas peu redeuable: mais sur tous à Nicolas de Herberay, sieur des Essars aux huit livres d' Amadis de Gaule, & specialement au huictiesme: Roman dans lequel vous pouvez cueillir toutes les belles fleurs de nostre langue Françoise. Jamais livre ne fut embrassé avec tant de faveur que cestuy, l' espace de vingt ans ou environ: Et neantmoins la memoire en semble estre aujourd'huy esvanoüie. Du Bellay l' honora d' une longue Ode dans son cercueil: Qui est la plus belle de toutes les siennes. Mais pour clorre la Poësie qui fut lors, je vous diray qu' encores fut elle honoree par le Roy François I. lequel composa quelques chansons non mal faites, qui furent mises en Musique: Mesme fit l' Epitaphe de la Laure, tant honoré par les Italiens, qu' il n' y a eu depuis presque aucun Petrarque imprimé, où ce petit eschantillon ne soit mis au frontispice du livre. Et sur tout faut que nous solemnizions la memoire de cette grande Princesse Marguerite sa sœur, Roine de Navarre, laquelle nous fit paroistre par sa Marguerite des Marguerites (ainsi est intitulee sa Poësie) combien peut l' esprit d' une femme, quand il s' exerce à bien faire: C' est elle qui fit encore des Comptes à l' imitation de Boccace.

martes, 25 de julio de 2023

7. 4. De la Poësie Provençale.

De la Poësie Provençale.

CHAPITRE IIII (IV).

Or tout ainsi qu' en ces pays de deça nous exercions la Poësie en nostre vulgaire François, aussi faisoient le semblable en leur langue les Provençaux, & ne faut point faire de doute qu' en ce subject ils empieterent un grand rang. Car les Italiens sobres admirateurs d' autruy sont contraincts de recognoistre tenir la leur en foy & hommage de cette cy. Ainsi le trouvez vous dedans Equicola en ses livres d' amour, dedans Pierre Bembe en ses Proses, dans Speron Speronne en son Dialogue des langues. Puis qu' ils le confessent, il les faut croire: Et ce qui nous en rend encores plus certains c' est que quand Dante & Petrarque commencerent de se mettre sur la monstre, ce fut lors que les Papes establirent leur Cour en Avignon: Auparavant lequel temps la Poësie Provençale avoit esté dés pieça en vogue, sous les Comtes de Provence, & specialement sous Raimond Beranger dernier de ce nom. Tellement que les Italiens emprunterent de nos Provençaux plusieurs belles pieces qu' ils transplanterent dedans leur vulgaire.

Or puis que les Italiens nous ont voulu franchement quitter la partie de ce costé-là, hé! vrayement je serois merveilleusement ingrat envers nostre France, si je ne contribuois avecques eux à cette mesme devotion. Je vous diray doncques que la plus grand part des Poëtes qui escrivoient leurs conceptions en langage Provençal, estoient ou Gentilhommes, ou grands Seigneurs, esquels on ne pouvoit facilement remarquer une Poësie Pedantesque: d' ailleurs voüoient ordinairement leurs affections à Dames de haut parage. Et estoit cette Poësie en credit, mesme du temps de l' Empereur Federic premier, devant lequel le Comte Raimond Beranger (qui avoit espousé Richilée sa niepce) ayant fait chanter plusieurs chansons Provençales, elles luy furent si agreables, que descrivant par un Epigramme en cette langue, les choses qu' il avoit trouvées diversement belles en voyageant, entre autres particularitez il loüoit la Poësie Provençale.

Plas mi Cavalier Francés,

Et la donna Catalana,

Et l' ouvrar del Ginoés,

Et la Cour Castellana,

Lou cantar Provençalés.

Leurs Poëtes estoient appellez, Troubadours, à cause des inventions qu' ils trouvoient. Et gisoit leur Poësie en Sonnets, Pastorales, Chansons, Syrventes, Tensons. Les Syrventes c' estoient Satyres, à eux grandement familieres, contre les Empereurs, Roys, Princes, & par fois contre les Ecclesiastics, s' ils y trouvoient à redire: Tensons estoient disputes d' Amour, les uns soustenans un party, les autres un autre: Qui estoient puis apres jugées, par des Seigneurs & Dames d' honneur qui tenoient, comme Juges souverains, Cour ouverte pour cet effect, tant à Pierrefeu, que Romans, & se nommoient les resolutions qu' ils y aportoient, Lous Arrests d' Amour. Ayant cours cette Poësie non seulement dans le pourpris de la Provence, ains de Dauphiné, Languedoc, Guienne & autres Pays circonvoisins: De nostre temps s' est trouvé Jean de Nostredame de la ville d' Aix, qui a fait un ample discours de ces Poëtes, & y en met soixante & seize de nombre: Comme aussi il est tombé entre mes mains un papier qui est encores en ma possession dont la teneur est telle. Extrait d' un ancien livre qui fut au Cardinal Bembo. Los noms daquels que *firent Tansons & Syrventes. Et y en met quatre vingts & seize: Vray qu' il y en a quelques uns oubliez par Nostredame, tout ainsi que cestuy fait pareillement estat d' autres qui ne sont nommez par le Cardinal. Et plusieurs nommez par l' un & par l' autre: De maniere qu' apres les avoir confrontez ensemblément il y en a de compte faict six vingts & plus, entre lesquels je trouve des Empereurs, Rois, Marquis, Comtes, uns Federic Empereur premier de ce nom, Richard Roy d' Angleterre surnommé cœur de Lyon, la Comtesse de Die, Raimond Beranger Comte de Provence, un Roy d' Arragon, un Dauphin d' Auvergne, un Comte de Poictou, & les principaux Seigneurs de sa Cour. Non qu' ils eussent composé des Poëmes entiers en Provençal, ains comme ceux qui de fois à autres passoient leur temps à faire quelques Epigrammes Provençaux.

Mais sur tout me plaist ce qu' en dit Petrarque, lequel apres avoir faict, au 4. Chapitre du Triomphe d' Amour, un sommaire denombrement des Poëtes Grecs, Latins, & Italiens, qui par leurs escrits avoient honoré l' Amour, repasse apres non sur tous nos Poëtes Provençaux, ains sur quinze ou seize les plus signalez, & y met pour le premier Arnaut Daniel.

Era tutti, il primo Arnaldo Daniello

Gran Maestro d' Amor, ch' a la sua terra,

Anchor fa honor col' dir' polito & bello. 

Ean' vi quei, qu' Amor si leve afferra, 

L' un Pietro, e l' altro, e' l men famoso Arnaldo, 

E quei, che fur conquisi con piu guerra:

I dico l' uno, & l' altro Raimbaldo

Che cantar pur Beatrice in Monteferrato:

El vecchio Pier' d' Alvernia con Giraldo: 

Folchetto, ch' a Marsiglia il nome ha dato.

Et à Genova tolto, & a l' estremo

Cangio per miglior patria habito & stato.

Giaufre Rudel, ch' uso' la vela e'l remo

A cercar la sua morte: & quel Gulielmo

Che per cantar ha' l fior de suoi di scemo.

Amerigo, Bernardo, Ugo, & Anselmo,

Et mille altri ne vidi, a cui la lingua,

Lancia, & spada fu sempre, è scudo, e e'lmo (elmo: yelmo: elm).

Vous voyez que concluant ce discours, il met en ces Poëtes Provençaux la langue & la lance ensemble, pour monstrer qu' avecques la plume, ils faisoient profession des armes. Vers certainement dignes d' un bon & fidele commentaire: Comme quand vous voyez que Petrarque dit que Geoffroy Rudel avoit mis la voile au vent pour trouver sa mort. Geoffroy Rudel Gentil-homme Provençal, & grand Poëte suivoit le Comte Geoffroy frere du Roy Richard d' Angleterre, duquel il recevoit tous les bons traictemens qu' un bel esprit pouvoit desirer. Plusieurs pelerins revenans du Levant luy reciterent les graces, beautez, & vertus de la Comtesse de Tripoly: Au moyen dequoy sans jamais l' avoir veuë, il en fut grandement feru, & fit en faveur d' elle plusieurs vers qu' il donna ordre de luy faire tenir. Il est grandement vray-semblable que ce n' estoit sans remerciemens de la Dame, par lettres: Qui fut cause que ce Gentil-homme commandé de plus en plus par l' Amour, delibera de faire voile vers elle, mais pour ne servir de mocquerie aux siens, il voulut couvrir son voyage d' une devotion, disant qu' il alloit visiter les Saincts lieux de Hierusalem: Et à cet effect choisit un second soy-mesme pour l' accompagner, Bertrand surnommé Allamanon. Le Comte Geoffroy l' en voulut destourner, mais en vain. Les deux pelerins chargent l' escharpe & le bourdon, & en cet equipage s' embarquent. Advint par malheur que Geoffroy tombe malade de telle façon, que les Nautonniers furent en opinion d' en descharger leur navire, & de l' abandonner aux vagues, toutes-fois cette deliberation tenuë pour quelques jours en surseance, ils surgirent en fin au port de Tripoly: Où estans arrivez Allamanon en apporta les nouvelles à la Dame: Laquelle tout aussi tost se transporta vers la nef, où ayant pris la main de ce pauvre Gentil-homme allengoury, soudain qu' il eut entendu que c' estoit la Comtesse, les esprits commencerent à luy revenir, & pensoit-on que cette presence luy serviroit de Medecine, mais la joye en fut fort courte. Car comme tout foible, il se voulust mettre sur son beau parler, pour la remercier de l' honneur qu' il recevoit d' elle, sans l' avoir merité, à peine eut-il ouvert la bouche, que la parole luy meurt, & rend l' ame à l' autre monde. Vray Martyr certes d' amour, & qui au Paradis imaginaire des Amans meritoit de trouver sa place. La Dame toute esploree luy fit eriger un Tombeau de Porphire, sur lequel fut mis un Epitaphe en langue Arabesque, & depuis ne fit jamais demonstration de bonne chere. Toutes-fois pour la consoler, Allamanon luy donna le reste des Poësies du deffunt, dans lesquelles elle voyoit ses perfections estre tout au long enchassees. Voila pourquoy Petrarque disoit que Geoffroy Rudel s' estoit exposé sur la mer, pour y rencontrer sa mort.

En un autre vers il dit que Raimbaut avoit celebré par ses œuvres la Princesse Beatrix de Montferrat: Histoire gaye & qui n' a rien de commun avecques la precedante: Cestuy vers l' an 1218. demeuroit en la Cour de Mossen Boniface Marquis de Montferrat, duquel il receut plusieurs biens-faits. Raimbaut estoit non seulement Poëte, ains Gentil-homme extraict de bonne part, Seigneur de Vacheres: Aussi ne douta il de choisir pour sa Maistresse, Beatrix sœur du Marquis, laquelle ne prit du commencement à desplaisir, ny cet amour, ny les vers qui estoient par luy faits en faveur d' elle. Toutes-fois depuis mariee, ne voulant encourir aucun mauvais soupçon envers son mary, elle pria Raimbaut de s' en vouloir de là en avant deporter: luy au contraire s' opiniastrant, & la Dame ne le trouvant bon, ce Gentil-homme voyant qu' il n' avoit plus aucun franc accez devers elle, s' en voulut vanger, mais d' une vangeance qui merite d' estre sçeuë. Car tout ainsi que la Dame avoit changé d' opinion, aussi pour monstrer que le changement luy estoit agreable, il fit une chanson où à chaque couplet il changeoit de langage. Le premier en langue Provençale, disoit.

Aras quau vey verdeiar.

Le second en langue Toscane, 

I son quel che ben non ho.

Le troisiesme en François,

Belle douce Dame chere,

Le quatriesme en Gascon,

Dauna, yeux my rend à bous

Le cinquiesme en Espagnol,

Mas tan temo vuestro pletto.

Et le dernier couplet fut une meslange de mots empruntez de ces cinq langues. Invention si gaillarde, que si elle eust esté presentee aux Chevaliers & Dames juges d' Amour, je veux croire, qu' ils eussent sententié pour le renoüement des Amours de Beatrix avec ce gentil Poëte. C' est la chanson par laquelle il prit le dernier congé de sa Dame.

Cette Poësie fut longuement en credit, & specialement sous le Comte Raimon Beranger beau pere de S. Louys, non seulement grand Poëte, mais aussi pere de tous les Poëtes, & commença de prendre fin specialement par la mort de Jeanne premiere Roine de Sicile, Comtesse de Provence. Parce que ny Louys I. de ce nom, par elle adopté, ny Louys II. son fils & successeur, ne firent pas grand estat des Poëtes. Ostez la recompense, ou de l' honneur ou du bien aux beaux esprits, ils ne produiront aucuns fruits. Et par ainsi il ne nous en reste que l' honneste commemoration qu' en ont fait les Italiens, à laquelle j' ay voulu adjouster par forme d' apenty, ce placard.

La fin de cette Poësie fut le commencement de celle des Italiens. Car tous ceux qui auparavant Dante Aligere de Florence avoient mis la main à la plume, meritoient plus le nom de Rimeurs, que de Poëtes. Cestuy est vrayement le premier, qui les mit, si ainsi le faut dire, hors de page. Lequel nasquit l' an mil deux cens soixante & cinq, & mourut l' an mil trois cens vingt. Auquel succeda François Petrarque aussi Florentin qui nasquit l' an 1304. & devint amoureux de Laura Damoiselle Provençale l' an 1327. comme nous apprenons de luy, au Sonnet 177. sur la fin.

Mil trecento ventisette apunto, 

Su l' hora prima, a-il di festo d' Aprile 

Nel labyrinto intrai, ne veggio ondesca.

C' estoit le jour du Vendredy oré, comme luy mesme tesmoigne au troisiesme de ses Sonnets: & l' annee d' apres il receut la couronne de Laurier dans Rome par la main du Comte de Languinaire Vicaire du Pape. Je vous fais de propos deliberé mention de ces deux Poëtes, pour avoir esté les deux vrayes fontaines de la Poësie Italienne: mais fontaines qui prindrent leurs sources de nostre Poësie Provençale.

7. 3. De l' ancienneté, & progrez de nostre Poësie Françoise.

De l' ancienneté, & progrez de nostre Poësie Françoise.

CHAPITRE III.

L' usage de la Poësie rimee est d' une treslongue ancienneté entre nous. Je vous ay dit au premier livre que nos vieux François habitoient originairement la Germanie, dont quelques braves guerriers premierement se desbanderent avecques suite de soldats pour servir uns & autres Empereurs, & depuis avecques le temps se dispenserent de leurs services, les guerroyans par diverses courses, jusques à ce qu' en fin ils se firent maistres & Seigneurs des Gaules: & non contens de cela advint qu' en une grande bataille que l' on appella la journee de Tolbiac, nostre grand Clovis obtint une generalle victoire, contre les Germains: De maniere qu' il reduisit toute la Germanie souz sa domination: A quoy jamais les Romains n' avoient peu attaindre: Ce fut lors qu' il promit à Dieu de se faire Chrestien, en cas qu' il vint à chef de ses ennemis. Promesse qu' il executa & depuis ayant esté baptizé, il est grandement vraysemblable, qu' il voulut reduire au mesme point sinon toutes, pour le moins quelques nations par luy subjugées, & entre autres celle dont ses ancestres estoient extraits: Je ne vous fais ces discours sans propos. Parce que Beatus Rhenanus, en son traicté Rerum Gemanicarum, Livre second, voulant monstrer que la vieille langue des François symbolizoit avecques celle des Germains, dit ainsi. Germanica Francos usos fuisse lingua cum innumera alia argumenta probant, tum verò manifestè convincit Liber ille insignis Evangeliorum Francicè, hoc est Germanicè versus, quem nos nuper dum comitia Romani imperij Carolus Caesar celebraret apud Augustam Rhetiae superioris, Fruxini in Vindelicis, quam hodie Frinsingam appellant, in bibliotheca Divi Corbiniani obiter reperimus. Nam Livianarum Decadum gratia fueramus illic profecti. Eius codicis hic est titulus. Liber Evangeliorum in Theodiscam linguam versus. Constat autem ex rithmis totus. Atque ut antiquitatem eius tralationis non ignores, deprehendi librum exscriptum ab hinc annos fere sexcentos, ut tum compositum credam cum Christo primum Franci nomen dedere. In fine enim ascriptum erat: (Vvaldo) Waldo (: Uvaldo) me fieri iussit: Sigefridus presbyter scripsi. Numeratur autem inter Frisingenses Episcopos Waldo, ni fallor, decimus. Habet *ipsum opus elegantißimam praefationem cuius hoc initium est, nulla littera mutata. 

Nvvvilich scriban vnser heil 

Euangeliono deil 

So vuit nu hiar bigunnon 

In Frenkisga zungun

Qui Germanicè callet satis intelligit ista verba, nisi quod hodie aliter scribimus & B proferimus, non addentes alicubi tot vocales, alicubi plures adiicientes. Item paulo post.

Hiar hores io zi guate 

Vvas got imo gebiete 

Tas vvir imo hiar sungun

In Ferenkisga zungun. 

Nu fruves si hes alle 

So Vverso Vvola Vvole. 

Ioth Vver si hold in muate

Francono thute. 

Item paulò post comparantur Franci Romanis animositate, nunquam hoc negaturis Graecis.

Sie sint so fama kuani 

Selpso thio Romani. 

Nu darfmun thaz ouch redinon 

Tas Kriachi nith es Vvidaron, 

Item alio loco praedicantur ad arma prompti, & viri fortes omnes. Nam hoc significat Thegan Francis. Unde Deganberti sive Dagoberti nomen & Degenhardi. 

Zi vvafane snelle

So sint hic thegan alle. 

Nec libet plura addere. Nam ista satis evincunt quod fortaßis apud nonullos controversum esse poterat. Hoc omittere nequeo volumen istud egregium esse antiquitatis thesaurum.


Vers dont le sens est tel mot pour mot.


Ores veux-je escrire nostre salut

De l' Evangile partie

Que nous icy commençons 

En Françoise langue.

Icy escoutez en bonne part, 

Ce que Dieu vous commande,

Qu' icy nous vous chantons

En Françoise langue. 

Or se resjouïsse tout homme 

Qui au vers bien voudra, 

Et qui le retient en un courage franc.

Ils sont aussi preuz ou braves

Comme les mesmes Romains: 

On oze bien aussi en dire cela

Que les Grecs ne contrediront.

Aux armes prompts, & habiles:

Ainsi sont ils vaillans tous.

Beatus Rhenanus tira tous ces vers de la preface, que le traducteur avoit faicte sur les Evangiles par luy traduites en rime Françoise, toute telle que cette preface, pour monstrer que la langue des François, lors de cette traduction, n' estoit autre que celle des Germains que nous appellons Allemans: & quant à moy, je recueille d' eux que deslors les vers rimez estoient en usage. Rime qui s' est continuee de main en main jusques à nous en nostre vulgaire François, qui fut composé de trois langues, Walonne, Latine, & Françoise. Yve Evesque de Chartres, qui vivoit sous le regne du Roy Philippe premier, escrivant au Pape Urbain en sa soixante & huictiesme lettre, & parlant d un jeune gars malgisant, dit que l' on avoit faict des Vaudevilles de luy qui se chantoient par tous les carrefours. Quidam enum appellantes eum Floram, multas Rithmicas cantilenas cantilenas de eo composuerunt, quae à foedis adolescentibus, per urbes Franciae in plateis & compitis cantitantur.

Encores que la rime fust lors en usage, comme vous voyez par ce passage, toutesfois je ne trouve point Poëtes de nom en ce temps là, ny assez long temps apres. Les arts & sciences ont leurs revolutions & entresuites ainsi comme toutes autres choses, & voyagent de pays à autres. L' ignorance avoit croupy longuement chez nous, quand sous Louys septiesme du nom, & sous Phiippe Auguste son fils, les bonnes lettres commencerent de se resveiller, & signamment en la Poësie Latine nous eusmes, un Leoninus, comme aussi un Galterus qui fit l' Alexandreide Latine: & tout ainsi qu' en Latin, aussi commença grandement de poindre la Poësie Françoise. Il n' est pas que ce grand Pierre Abelard, auquel j' ay au livre precedant donné son chapitre, ne voulust estre de la partie. Il se joüoit de son esprit comme il vouloit, & pour attremper ses plus serieuses estudes faisoit des vers d' amour en rime Françoise, que l' on mettoit en musique, & se chantoient par uns & autres. C' est ce que j' aprens de Heloïse, laquelle s' excusant d' avoir abandonné ses volontez à celles d' Abelard, apres avoir fait un long recit des perfections d' esprit qui estoient en luy, par lesquelles il pouvoit attirer à soy les plus grandes Dames & princesses, en fin elle adjouste ces mots. Duo autem fateor specialiter tibi inerant, quibus foeminarum quarumlibet animos statim allicere poteras: dictandi videlicet & cantandi gratia, quam caeteros Philosophos minime assequutos novimus. Quibus quidem quasi ludo quodam laborem recreans exercitij Philosophici, pleraque amatoria metro & rithmo composita reliquisti carmina, quae prae nimia suavitate tam dictaminis, quàm cantus saepe frequentata, tuum in ore omnium nomen incessanter tenebant, ut illiteratos etiam melodiae tuae dulcedo tui non sineret immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tuum foeminae suspirabant, & cum horum pars maxima nostros decantaret amores, mulcis me regionibus brevi tempore nunciavit, & multarum in me foeminarum accendit invidiam. 

C' estoient les Amours de luy & d' Heloïse qu' il avoit composees en rimes Françoises mises en musique, qui estoient chantees & passoient par les mains tant des doctes, que du commun peuple, & des femmes mesmes.

Sous Philippe Auguste nous eusmes Helinan natif de Beauvoisin Religieux de l' Abbaïe de Fremont, ordre de Citeaux (Cisteaux): duquel Vincent de Beauvois fait ce tesmoignage en son Mirouër historial, parlant de l' an 1209. qui est sous le regne de nostre Philippe Auguste. His temporibus in territorio Belvacensi fuit Helinandus Monachus Frigidi montis, vir religiosus & facundia disertus, qui & illos versus de Morte, in vulgari nostro (qui publicè leguntur) tam eleganter & utiliter, ut luce clarius pater, composuit. Vous voyez le beau jugement qu' il en faict. Le malheur avoit voulu que son Poëme de la mort fust mort par la negligence, ou longueur des ans, toutesfois Maistre Anthoine Loisel, grand Advocat au Parlement de Paris, l' un de mes plus singuliers amis, luy a redonné la vie, par une diligence qui luy est propre & peculiere en matiere d' anciennetez. Ayant faict imprimer ce livre au mesme langage ancien qu' il avoit esté composé: Dans lequel vous verrez une infinité de beaux traicts, non toutesfois agreables à tous pour n' estre habillez à la moderne Françoise. Qui fait que je souhaitterois qu' on les mist d' un costé en leur jour naturel, & d' un autre vis à vis on les fit parler comme nous parlons maintenant, en la mesme maniere que voyons avoir esté practiqué par Blaise Viginel quand il voulut ressusciter l' ancienne histoire du Mareschal Villardouïn. Or ce qu' Helinan tint un grand lieu entre les Poëtes François nous le pouvons recueillir de ces vers tirez d' un vieux Roman. Chose fort bien remarquée par Loisel. 

Quant li Roy ot mangié, s' appella Helinand

Pour ly esbanoyer commanda que il chant,

Cil commence à noter ainsi com ly iayant

Monter voldrent au Ciel, comme gent mescreant.

Entre les Diex y ot une bataille grand,

Si ne fust Jupiter à sa foudre bruyant

Qui tous les desrocha, ia ne eussent garent.

Je vous cotte ces sept vers pour deux causes. L' une a fin que l' on sçache en quelle recommandation estoit Helinan, veu qu' entre tous les Poëtes François on le nomme particulierement pour chanter quelque belle chanson devant le Roy. Lautre pour nous monstrer quelle estoit la texture de vers aux œuvres de l' histoire des Grands que vous voyez estre faits d' une longue suite de mesmes rimes. Comme aussi l' ay-je trouvé ainsi dans les Romans d' Oger le Danois, Datis, & Profelias, & par especial en celuy de Pepin & Berte, où j' en ay cotté cinquante trois finissans en hier, & soixante un en ée, qui seroit chose ennuyeuse de vous transcrire en ce lieu: Toutesfois par ce qu' il n' est pas malseant de representer l' ancienneté en sa naïfve simplicité, je me contenteray de vous en bailler seulement un chapitre, où l' autheur de ce Roman s' estudia de pourtraire au naïf les affections brusques d' un paisant. Car comme ainsi fust qu' avant le mariage de Pepin & Berte, il face que cette pauvre Princesse venant de Hongrie en France, se rende fuitive pour se garentir des aguets de sa Gouvernante, laquelle puis apres fit marier sa fille au Roy Pepin, au lieu de la vraye Berte, cette Royne supposee commença de tyrannizer le peuple, & advenant que quelque temps apres, Blanchefleur mere de Berte vint en France pour visiter sa fille, elle receut plusieurs plaintes des pauvres subjects: estimans que celle qui les molestoit fust sa propre fille: Au moyen dequoy l' autheur suit sa route de cette façon.

Or s' en va Blancheflor qui ot le cuer certain,

Mult forment luy ennuye de sa fille Bertain,

Dequoy la gent se plaint de toutes parts à plain.

Emmy la voye encontre un paisaut vilain,

Ou qu' il voit Blancheflor, si la prend par le frain: 

Dame mercy per Diex, de vo fille me plain,

N' avoye qu' un cheval dont gaignoye mon pain,

Dont ie me nourrissoye & ma femme Margain,

Et mes petits enfans qui or' mourront de faim,

A Paris apportoye chaulme, buche & estrain,

Sessante sous cousta un an a per certain,

Or' me la faict tollir, Diex luy doint mal demain,

A meschef l' ay nourry cest hyver de mon grain:

Mais par cest Sainct Seignor qui d' Adam fit Evain, 

Ie la maudiray tant & au soir & au main (Matin), 

Que vengeance en aray du Seignor Souverain. 

Pitié en ot la Dame, & de duelle cuer vain,

Cent soz ly fait donner tous errans en sa main,

Cil en baise de ioyé l' estrier & le lorain:

Dame Diex vos benie, qu' or ay cuer lie & sain, 

Mais ne maudiray Berte par le corps Sainct Germain.

Je vous baille cest exemple pour tous, auquel vous voyez vingt & un vers d' une tire, tombans sous une mesme rime. Et faut noter que cela s' observoit principalement aux vers de douze à treize syllables, que nous appellons Alexandrins, lesquels ne se mettoient lors gueres en usage d' autre façon, encores que par succession de temps nous ne nous y astraignons maintenant. Le chemin de ces longues rimes telles que dessus leur avoit esté enseigné par le Poëte Leonin en ses vers Latins dediez au Pape Alexandre le tiers.

Au demeurant nos anciens eurent encores une autre maniere de faire, qui merite de n' estre teuë: Car si quelqu'un avoit encommencé un œuvre de merite, & qu' il fust prevenu de mort avant que de le parachever, il se trouvoit quelque bel esprit qui y mettoit la main, pour ne laisser l' ouvrage imparfaict. En cette façon se trouva la vie d' Alexandre translatee de Latin en François premierement par Lambert Licors, & parachevee par Alexandre de Paris: & ses faits & gestes composez par Pierre de S. Cloct & Jean li Nevelois: comme aussi le Roman de la Roze encommencé par Guillaume de Lorry, parachevé 40. ans apres par Jean Clopinet de Mehun.

Dés & depuis le regne de Philippe Auguste jusques à celuy de Philippe le Bel, nous eusmes une infinité de Poëtes, entre lesquels je trouve que Pierre de S. Cloct & Jean li Nevelois eurent grande reputation sur les autres. Je n' ay pas eu cest heur de les lire, mais voicy le jugement qu' en fait Geoffroy Tory, en son livre du Champ flori qui fut imprimé en l' an 1526. livre plein d' erudition & doctrine au suject qui y est traicté. Ces deux autheurs (dit-il) ont en leur style une grande majesté de langage ancien, & croy que s' ils eussent eu le temps en fleur de bonnes lettres, comme il est aujourd'huy, qu' ils eussent excedé tous autheurs Grecs & Latins. Ils ont, dy-je, en leurs compositions don accomply de toute grace en fleurs de Rhetorique & Poësie ancienne. Jaçoit que Jean le Maire ne face aucune mention d' iceux, toutesfois si a-il pris & emprunté d' eux la plus grande part de son bon langage: comme on pourroit bien voir en la lecture qu' on feroit attentivement és œuvres des uns & des autres. Jugement qui n' est pas petit. Parce qu' en Jean le Maire, nous trouvons une infinité de beaux traits dont il a illustré nostre langue dedans ses Illustrations de la Gaule. Que s' il les emprunta des deux autres, comme Tory recueilloit par leurs correspondances, croyez qu' ils n' estoient par petits maistres & ouvriers en l' art de bien dire. Et qui me faict luy adjouster plus de creance, c' est que leur Poësie fut trouvée si agreable, qu' ayant esté inventeurs des vers de douze syllables par lesquels ils avoient escrit la vie d' Alexandre, la posterité les nomma vers Alexandrins, mot qui est demeuré jusques à huy en usage.

Dedans l' entrejet de ces regnes des deux Philippes, nous eusmes un Hugues de Bercy Religieux de Clugny qui fit la Bible Guiot, Satyre d' une longue haleine, dedans laquelle il descrit d' une plume merveilleusement hardie les vices qui regnoient de son temps en tous les estats, comme vous le pourrez recognoistre par la premiere demarche qu' il fait sur le commencement de son livre.

Dou siecle puant & horrible

M' estuet commencer une Bible,

Per poindre & per aiguillonner, 

Et per bons exemples donner:

Ce n' ert pas Bible losengere,

Mais fine, & voire, & droituriere:

Mirouer ert à toutes gens.


Et apres avoir fait le procez à tous, il se le fait sur la fin du livre à soy mesmes, par une gentillesse d' esprit.

Hugues de Bercy qui tant a 

Cherché le secle çà & là,

Qu' il a veu que tout ne vaut rien,

Presche ore de faire bien:

Et si sçay bien que li plusour 

Tenront mes sermons à folour: 

Car il ont veu que je amoye 

Plus que nuz biau soulas & joye, 

Et que j' ay aussi grand mestier 

Comme 9. nuz de moy preschier.


En ces mots gaillards il finit son livre: & du commencement & de cette

conclusion vous pouvez juger quel fut le milieu de l' ouvrage. Ce livre s' appelle la Bible Guiot, par erreur des premiers copistes au lieu de Bible Huguiot. Il eut pour son contemporain Huion de Mery, Religieux de S. Germain des prez de Paris, qui en son Tournoyement de l' Antechrist fit combatre les vertus souz l' enseigne de Jesus Christ, contre les vices sous celle de l' Antechrist, & en fin les vertus en raporterent la victoire. De ce mesme temps (je veux dire souz le regne de S. Louys) nous eusmes Guillaume de Lorry, & sous Philippe le Bel Jean de Mehun, lesquels quelques uns des nostres ont voulu comparer à Dante Poëte Italien: Et moy je les opposerois volontiers à tous les Poëtes d' Italie, soit que nous considerions, ou leurs mouëlleuses sentences, ou leurs belles loquutions, encores que l' oeconomie generale ne se rapporte à ce que nous pratiquons aujourd'huy: Recherchez vous la philosophie Naturelle ou Morale? elle ne leur defaut au besoin: Voulez vous quelques sages traits, les voulez vous de follie? vous y en trouverez à suffisance, traits de follie toutesfois dont pourrez vous faire sages. Il n' est pas que quand il faut repasser sur la Theologie, ils se monstrent n' y estre aprentis. Et tel depuis eux a esté en grande vogue, lequel s' est enrichy de leurs plumes, sans en faire semblant. Aussi ont ils conservé, & leur œuvre, & leur memoire jusques à huy, au milieu d' une infinité d' autres, qui ont esté ensevelis avec les ans dedans le cercueil des tenebres. Clement Marot les voulut faire parler le langage de nostre temps, affin d' inviter les esprits flouëts à la lecture de ce Roman. Qui n' est autre chose qu' un songe dont le principal subject est l' Amour: En quoy on ne sçavroit assez loüer cette invention. Car pour bien dire les effects de l' amour ne sont entre nous que vrais songes. C' est pourquoy Guillaume de Lorry, presuppose que ce fut en la primevere, saison expressement dediée à cest exercice. Cestuy n' eut le loisir d' advancer grandement son livre: mais en ce peu qu' il nous a baillez, il est, si ainsi je l' ose dire, inimitable en descriptions. Lisez celle du Printemps, puis du Temps, je deffie tous les anciens, & ceux qui viendront apres nous d' en faire plus à propos. Jean de Mehun est plus sçavant que Lorry, aussi eut il plus de loisir & de subject que son devancier. Mais parce que ce chapitre n' est pas voüé seulement à la commemoration de ces deux Poëtes, je vous diray que nostre Poësie Françoise ne se logea pas seulement aux esprits du commun peuple, ains en ceux mesmes des Princes & grands Seigneurs de nostre France. Parce qu' un Thibaut Comte de Champagne, Raoul Comte de Soissons, Pierre Mauclerc Comte de Bretagne, voulurent estre de cette brigade: quelques uns y adjoustent Charles Comte d' Anjou, frere de S. Louys. Et sur tous, nous devons faire grand estat du Comte de Champagne. Lequel s' estant donné pour Maistresse la Roine Blanche mere de sainct Louys, fit une infinité de chansons amoureuses en faveur d' elle, dont les aucunes furent transcrites en la grande Sale du Palais de Provins, comme nous apprenons des grandes Croniques de France dediées au Roy Charles huictiesme. Et qui est une chose grandement remarquable, c' est qu' au commencement du premier couplet de plusieurs Chansons, il y a les notes de Musique telles que portoit ce temps là pour les chanter.

Et ores que je m' asseure qu' en cest amour, il n' y eust qu' honneur entre eux (car cette grande Princesse estoit tres-sage) si est ce que pour ne rendre sa plume oiseuse, il en fait fort le passionné. Sa premiere chanson est telle.

Au rinouviau de la doulsour d' esté

Que reclarcit li doiz à la fontaine, 

Et que sont vert bois & verger & pré 

Et li Roziers en May florit & graine, 

Lors chanteray que trop m' ara greué 

Ire & esmay qui m' est au cuer prochaine, 

Et fins amis à tort atoisonnez 

Et mult souvent de leger effreez.

C' estoit que ses fideles amis le conseilloient de ne mettre son cœur en une si grande Dame, pour les inconveniens qui en pouvoient survenir. 

Le second couplet. 

Doulce Dame, car m' octroyez pour Dé 

Un doux regard de vous en la semaine, 

Lors attendray en bonne seureté

Ioye d' amours, car bons eurs me y maine;

Membrer vous doit 9 laide cruauté 

Fait, qui occit son lige homme demaine.

Douce Dame d' Orgueil vous defendez, 

Ne trahissez vos biens ne vos beautez. 

Ainsi va le demeurant de la chanson que je vous ay voulu icy remarquer. Parce que Arioste, & le Tasso par les huictains de leurs Poësies ont representé la mesme suite, & ordonnance de rimes de nostre Comte de Champagne. Encores vous reciteray-je ce premier couplet de sa seconde chanson. 

Cil qui d' amour me conseille 

Que de luy doye partir 

Ne sçait pas qui me resveille 

Ne quel sont mi grief souspir, 

Petit à sens & voidie

Cil qui me voult chastier

N' oncques n' ama en sa vie, 

Si fait trop nice follie 

Qui s' entremet du mestier 

Dont il ne se sçait aidier.

Dedans le premier livre de mes lettres il y en a une que j' escris au seigneur de Ronsard, par laquelle j' ay amplement discouru quelle estoit l' oeconomie du livre, mesmes les questions & responses que Thibault & Raoul Comte de Soissons se faisoient en vers: & y ay transcrit des chansons de luy toutes entieres, & encores un amas de belles paroles d' amour que j' avois, comme des fleurs, recueillies de son beau jardin, lesquelles je ne douteray point de transplanter icy, parce que tel lira mes Recherches qui paraventure n' aura communication de mes lettres. Comme quand il appelle en son vieux langage, sa Dame sa douce amie ennemie, qu' il dit qu' Amour l' a toullu à soy mesme, & neantmoins ne fait compte de le retenir en son service, ains que la beauté de sa Dame pour exalter sa loy, veut retenir ses amis sans en avoir mercy, laquelle mercy toutesfois il penseroit trouver en elle, s' il y en avoit aucune en ce monde: que Dieu mist si grande plante de graces en elle, qu' il luy convint oublier les autres: qu' il a les beautez d' elle escrites en son cœur, que de mil souspirs qu' il luy doit de rente, elle ne luy en veut remettre & quitter un tout seul: que sa beauté le rend si confuz & esbahi, que lors qu' il pense venir le mieux apris devant elle, pour luy descouvrir son torment, toutesfois il ne luy peut tenir aucun langage: que du premier jour qu' il la vit, il luy laissa son cœur en ostage: que les faveurs ou defaveurs d' elle luy apprennent à chanter: qu' il veut eslire dans Amour le meilleur cœur qu' il ait, pour loyaument servir sa Dame:

Et une infinité d' autres gentillesses d' Amour dont son livre est plein. Qui monstre que les belles fleurs ne se cueillent point seulement des livres, mais que d' elles mesmes elles naissent dans les beaux esprits. Ce que je vous ay icy discouru monstre que ce grand Seigneur n' estoit pas un petit Poete. Je trouve que cest entre temps produisit aussi un grand homme en ce subject. Celuy dont je parle fut Chrestien de Troye, tel tesmoigné par Huon de Mery sur le commencement de son Tournoyement de l' Antechrist.

Car tel matiere ay apensée

Qu' oncques mais n' ot en la pensée

Ne Sarrazins, ne Chrestiens.

Parce que mort ert Chrestiens

De Troye qui tant ost de pris. 

En un autre endroit.

Lesdits Raoul & Chrestiens

Qu' oncques bouche de Chrestiens 

Ne dit si bien comme ils faisoient,

Car quand ils dirent, ils prenoient

Li bon François trestout à plain

Si com il leur venoit en main, 

Si qu' ils n' ont rien de bien guerpy.

Si j' ay trouvé aucun espy

Apres la main aux Hennuyers

Je l' ay glané mult volentiers.

Ce Raoult n' est pas le Comte Raoul de Soissons dont j' ay icy dessus parlé, ains un autre qu' on appelloit Raoul de Houdan qui fit le Roman des Esles: Et Chrestien, le Chevalier à l' espee & le Roman de Parceval, qu' il dedia au Comte Philippe de Flandres ainsi que j' apprend de Geoffroy de Tore, car je n' ay jamais veu ces deux livres. Plusieurs autres en eusmes nous dont Maistre Claude Fauchet premier President aux monnoyes, par un livre particulier fit un recueil, auquel le calcul se monte à cent vingt & sept, vray qu' il mist plusieurs au rang des Poetes, qui ne firent jamais plus de vingt ou trente lignes. Et estoient ordinairement appellez Joingleurs, specialement ceux qui frequentoient la cour des Comtes de Flandre. Ainsi le trouve-je au Roman d' Oger le Danois, parlant combien les Poetes de ce temps là estoient redeuables à Guy Comte de Flandre.

Li Iongleour de veront bien plorer 

Quand il mourra: car mult pourront aller

Ains que tel pere puissent mais recouvrer.

Et neantmoins deslors ils commençoient de perdre leur credit, comme je ly dedans le mesme Roman.

Cil Iongleour qui ne sorent rimer, 

L' istoire firent en plusiour lieux changer.

Et en celuy d' Atis & Profelias, l' Autheur se vantant qu' il mettoit en avant une histoire qui avoit esté traitée par autres Poetes, mais mal à propos. 

Cil Iongleour vous en ont dit partie,

Mais ils n' en sçavent valissant une allie.

Mot qui depuis arriva en tel mespris, qu' il fut seulement approprié aux basteleurs. Cette grande troupe d' escrivains qui indifferemment mettoient la main à la plume fut cause, que petit à petit nostre Poesie perdit son credit, & fut negligée assez long temps par la France.