De la Poësie Provençale.
CHAPITRE IIII (IV).
Or tout ainsi qu' en ces pays de deça nous exercions la Poësie en nostre vulgaire François, aussi faisoient le semblable en leur langue les Provençaux, & ne faut point faire de doute qu' en ce subject ils empieterent un grand rang. Car les Italiens sobres admirateurs d' autruy sont contraincts de recognoistre tenir la leur en foy & hommage de cette cy. Ainsi le trouvez vous dedans Equicola en ses livres d' amour, dedans Pierre Bembe en ses Proses, dans Speron Speronne en son Dialogue des langues. Puis qu' ils le confessent, il les faut croire: Et ce qui nous en rend encores plus certains c' est que quand Dante & Petrarque commencerent de se mettre sur la monstre, ce fut lors que les Papes establirent leur Cour en Avignon: Auparavant lequel temps la Poësie Provençale avoit esté dés pieça en vogue, sous les Comtes de Provence, & specialement sous Raimond Beranger dernier de ce nom. Tellement que les Italiens emprunterent de nos Provençaux plusieurs belles pieces qu' ils transplanterent dedans leur vulgaire.
Or puis que les Italiens nous ont voulu franchement quitter la partie de ce costé-là, hé! vrayement je serois merveilleusement ingrat envers nostre France, si je ne contribuois avecques eux à cette mesme devotion. Je vous diray doncques que la plus grand part des Poëtes qui escrivoient leurs conceptions en langage Provençal, estoient ou Gentilhommes, ou grands Seigneurs, esquels on ne pouvoit facilement remarquer une Poësie Pedantesque: d' ailleurs voüoient ordinairement leurs affections à Dames de haut parage. Et estoit cette Poësie en credit, mesme du temps de l' Empereur Federic premier, devant lequel le Comte Raimond Beranger (qui avoit espousé Richilée sa niepce) ayant fait chanter plusieurs chansons Provençales, elles luy furent si agreables, que descrivant par un Epigramme en cette langue, les choses qu' il avoit trouvées diversement belles en voyageant, entre autres particularitez il loüoit la Poësie Provençale.
Plas mi Cavalier Francés,
Et la donna Catalana,
Et l' ouvrar del Ginoés,
Et la Cour Castellana,
Lou cantar Provençalés.
Leurs Poëtes estoient appellez, Troubadours, à cause des inventions qu' ils trouvoient. Et gisoit leur Poësie en Sonnets, Pastorales, Chansons, Syrventes, Tensons. Les Syrventes c' estoient Satyres, à eux grandement familieres, contre les Empereurs, Roys, Princes, & par fois contre les Ecclesiastics, s' ils y trouvoient à redire: Tensons estoient disputes d' Amour, les uns soustenans un party, les autres un autre: Qui estoient puis apres jugées, par des Seigneurs & Dames d' honneur qui tenoient, comme Juges souverains, Cour ouverte pour cet effect, tant à Pierrefeu, que Romans, & se nommoient les resolutions qu' ils y aportoient, Lous Arrests d' Amour. Ayant cours cette Poësie non seulement dans le pourpris de la Provence, ains de Dauphiné, Languedoc, Guienne & autres Pays circonvoisins: De nostre temps s' est trouvé Jean de Nostredame de la ville d' Aix, qui a fait un ample discours de ces Poëtes, & y en met soixante & seize de nombre: Comme aussi il est tombé entre mes mains un papier qui est encores en ma possession dont la teneur est telle. Extrait d' un ancien livre qui fut au Cardinal Bembo. Los noms daquels que *firent Tansons & Syrventes. Et y en met quatre vingts & seize: Vray qu' il y en a quelques uns oubliez par Nostredame, tout ainsi que cestuy fait pareillement estat d' autres qui ne sont nommez par le Cardinal. Et plusieurs nommez par l' un & par l' autre: De maniere qu' apres les avoir confrontez ensemblément il y en a de compte faict six vingts & plus, entre lesquels je trouve des Empereurs, Rois, Marquis, Comtes, uns Federic Empereur premier de ce nom, Richard Roy d' Angleterre surnommé cœur de Lyon, la Comtesse de Die, Raimond Beranger Comte de Provence, un Roy d' Arragon, un Dauphin d' Auvergne, un Comte de Poictou, & les principaux Seigneurs de sa Cour. Non qu' ils eussent composé des Poëmes entiers en Provençal, ains comme ceux qui de fois à autres passoient leur temps à faire quelques Epigrammes Provençaux.
Mais sur tout me plaist ce qu' en dit Petrarque, lequel apres avoir faict, au 4. Chapitre du Triomphe d' Amour, un sommaire denombrement des Poëtes Grecs, Latins, & Italiens, qui par leurs escrits avoient honoré l' Amour, repasse apres non sur tous nos Poëtes Provençaux, ains sur quinze ou seize les plus signalez, & y met pour le premier Arnaut Daniel.
Era tutti, il primo Arnaldo Daniello
Gran Maestro d' Amor, ch' a la sua terra,
Anchor fa honor col' dir' polito & bello.
Ean' vi quei, qu' Amor si leve afferra,
L' un Pietro, e l' altro, e' l men famoso Arnaldo,
E quei, che fur conquisi con piu guerra:
I dico l' uno, & l' altro Raimbaldo
Che cantar pur Beatrice in Monteferrato:
El vecchio Pier' d' Alvernia con Giraldo:
Folchetto, ch' a Marsiglia il nome ha dato.
Et à Genova tolto, & a l' estremo
Cangio per miglior patria habito & stato.
Giaufre Rudel, ch' uso' la vela e'l remo
A cercar la sua morte: & quel Gulielmo
Che per cantar ha' l fior de suoi di scemo.
Amerigo, Bernardo, Ugo, & Anselmo,
Et mille altri ne vidi, a cui la lingua,
Lancia, & spada fu sempre, è scudo, e e'lmo (elmo: yelmo: elm).
Vous voyez que concluant ce discours, il met en ces Poëtes Provençaux la langue & la lance ensemble, pour monstrer qu' avecques la plume, ils faisoient profession des armes. Vers certainement dignes d' un bon & fidele commentaire: Comme quand vous voyez que Petrarque dit que Geoffroy Rudel avoit mis la voile au vent pour trouver sa mort. Geoffroy Rudel Gentil-homme Provençal, & grand Poëte suivoit le Comte Geoffroy frere du Roy Richard d' Angleterre, duquel il recevoit tous les bons traictemens qu' un bel esprit pouvoit desirer. Plusieurs pelerins revenans du Levant luy reciterent les graces, beautez, & vertus de la Comtesse de Tripoly: Au moyen dequoy sans jamais l' avoir veuë, il en fut grandement feru, & fit en faveur d' elle plusieurs vers qu' il donna ordre de luy faire tenir. Il est grandement vray-semblable que ce n' estoit sans remerciemens de la Dame, par lettres: Qui fut cause que ce Gentil-homme commandé de plus en plus par l' Amour, delibera de faire voile vers elle, mais pour ne servir de mocquerie aux siens, il voulut couvrir son voyage d' une devotion, disant qu' il alloit visiter les Saincts lieux de Hierusalem: Et à cet effect choisit un second soy-mesme pour l' accompagner, Bertrand surnommé Allamanon. Le Comte Geoffroy l' en voulut destourner, mais en vain. Les deux pelerins chargent l' escharpe & le bourdon, & en cet equipage s' embarquent. Advint par malheur que Geoffroy tombe malade de telle façon, que les Nautonniers furent en opinion d' en descharger leur navire, & de l' abandonner aux vagues, toutes-fois cette deliberation tenuë pour quelques jours en surseance, ils surgirent en fin au port de Tripoly: Où estans arrivez Allamanon en apporta les nouvelles à la Dame: Laquelle tout aussi tost se transporta vers la nef, où ayant pris la main de ce pauvre Gentil-homme allengoury, soudain qu' il eut entendu que c' estoit la Comtesse, les esprits commencerent à luy revenir, & pensoit-on que cette presence luy serviroit de Medecine, mais la joye en fut fort courte. Car comme tout foible, il se voulust mettre sur son beau parler, pour la remercier de l' honneur qu' il recevoit d' elle, sans l' avoir merité, à peine eut-il ouvert la bouche, que la parole luy meurt, & rend l' ame à l' autre monde. Vray Martyr certes d' amour, & qui au Paradis imaginaire des Amans meritoit de trouver sa place. La Dame toute esploree luy fit eriger un Tombeau de Porphire, sur lequel fut mis un Epitaphe en langue Arabesque, & depuis ne fit jamais demonstration de bonne chere. Toutes-fois pour la consoler, Allamanon luy donna le reste des Poësies du deffunt, dans lesquelles elle voyoit ses perfections estre tout au long enchassees. Voila pourquoy Petrarque disoit que Geoffroy Rudel s' estoit exposé sur la mer, pour y rencontrer sa mort.
En un autre vers il dit que Raimbaut avoit celebré par ses œuvres la Princesse Beatrix de Montferrat: Histoire gaye & qui n' a rien de commun avecques la precedante: Cestuy vers l' an 1218. demeuroit en la Cour de Mossen Boniface Marquis de Montferrat, duquel il receut plusieurs biens-faits. Raimbaut estoit non seulement Poëte, ains Gentil-homme extraict de bonne part, Seigneur de Vacheres: Aussi ne douta il de choisir pour sa Maistresse, Beatrix sœur du Marquis, laquelle ne prit du commencement à desplaisir, ny cet amour, ny les vers qui estoient par luy faits en faveur d' elle. Toutes-fois depuis mariee, ne voulant encourir aucun mauvais soupçon envers son mary, elle pria Raimbaut de s' en vouloir de là en avant deporter: luy au contraire s' opiniastrant, & la Dame ne le trouvant bon, ce Gentil-homme voyant qu' il n' avoit plus aucun franc accez devers elle, s' en voulut vanger, mais d' une vangeance qui merite d' estre sçeuë. Car tout ainsi que la Dame avoit changé d' opinion, aussi pour monstrer que le changement luy estoit agreable, il fit une chanson où à chaque couplet il changeoit de langage. Le premier en langue Provençale, disoit.
Aras quau vey verdeiar.
Le second en langue Toscane,
I son quel che ben non ho.
Le troisiesme en François,
Belle douce Dame chere,
Le quatriesme en Gascon,
Dauna, yeux my rend à bous
Le cinquiesme en Espagnol,
Mas tan temo vuestro pletto.
Et le dernier couplet fut une meslange de mots empruntez de ces cinq langues. Invention si gaillarde, que si elle eust esté presentee aux Chevaliers & Dames juges d' Amour, je veux croire, qu' ils eussent sententié pour le renoüement des Amours de Beatrix avec ce gentil Poëte. C' est la chanson par laquelle il prit le dernier congé de sa Dame.
Cette Poësie fut longuement en credit, & specialement sous le Comte Raimon Beranger beau pere de S. Louys, non seulement grand Poëte, mais aussi pere de tous les Poëtes, & commença de prendre fin specialement par la mort de Jeanne premiere Roine de Sicile, Comtesse de Provence. Parce que ny Louys I. de ce nom, par elle adopté, ny Louys II. son fils & successeur, ne firent pas grand estat des Poëtes. Ostez la recompense, ou de l' honneur ou du bien aux beaux esprits, ils ne produiront aucuns fruits. Et par ainsi il ne nous en reste que l' honneste commemoration qu' en ont fait les Italiens, à laquelle j' ay voulu adjouster par forme d' apenty, ce placard.
La fin de cette Poësie fut le commencement de celle des Italiens. Car tous ceux qui auparavant Dante Aligere de Florence avoient mis la main à la plume, meritoient plus le nom de Rimeurs, que de Poëtes. Cestuy est vrayement le premier, qui les mit, si ainsi le faut dire, hors de page. Lequel nasquit l' an mil deux cens soixante & cinq, & mourut l' an mil trois cens vingt. Auquel succeda François Petrarque aussi Florentin qui nasquit l' an 1304. & devint amoureux de Laura Damoiselle Provençale l' an 1327. comme nous apprenons de luy, au Sonnet 177. sur la fin.
Mil trecento ventisette apunto,
Su l' hora prima, a-il di festo d' Aprile
Nel labyrinto intrai, ne veggio ondesca.
C' estoit le jour du Vendredy oré, comme luy mesme tesmoigne au troisiesme de ses Sonnets: & l' annee d' apres il receut la couronne de Laurier dans Rome par la main du Comte de Languinaire Vicaire du Pape. Je vous fais de propos deliberé mention de ces deux Poëtes, pour avoir esté les deux vrayes fontaines de la Poësie Italienne: mais fontaines qui prindrent leurs sources de nostre Poësie Provençale.
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