lunes, 7 de agosto de 2023

8. 57. De ces mots, Traistre, Trahir, Trahison.

De ces mots, Traistre, Trahir, Trahison

CHAPITRE LVII.

Ce mot de Traistre ne nous est que trop familier, tant de signification que d' effect, lequel nous est encores commun avec l' Italien qui l' appelle Traditore, & l' Espagnol, qui le dit Traydores (traidor, traidores): Et ne faut faire aucune doute que ces trois nations ne l' emprunterent du Latin Tradere, qui ne se rapporte aucunement à ce que nous voulons dire en François, usans du mot de Trahir, car les Romains appellerent Proditor, celuy que nous appellons Traistre, Proditionem amo (disoit l' Empereur Auguste) Proditorem non amo, qui estoit à dire, j' ayme la Trahison, non le Traistre. Mais dont vient que nous l' ayons emprunté de Tradere? Cela est vrayment procedé d' une ignorance, mais ignorance tres-belle. Et moy-mesme par advanture dois-je estre estimé ignorant de l' attribuer à une ignorance: Car pour bien dire, je ne pense point que ceux qui l' approprierent à ces trois langues fussent si grands asnes, qu' ils n' entendissent la signification de Tradere. Je veux donc dire & croire que ce mot fut emprunté de la traduction Latine de nos quatre Evangelistes, au lieu où nostre Seigneur Jesus-Christ disoit qu' il y avoit l' un de ses Disciples qui le devoit liurer aux Juifs: Amen dico vobis quod unus vestrum me traditurus est: Et ailleurs, Judas quaerebat quomodo Jesum traderet. Qui estoit à dire proprement, non comme il le trahiroit, mais comme il le liureroit és mains des Juifs: Et parce qu' entre toutes les malheureuses conspirations il n' y en eut jamais une plus damnable que celle-là, nos bons vieux Peres s' attacherent fermement à cette diction Tradere, ne voulans point considerer quelle estoit sa vraye & naïfve signification, ains la meschanceté qu' avoit produit cette liuraison. Et de là les François, Italiens, & Espagnols firent heureusement ce malheureux mot de Traistre, Traditore, Traydores, qui ont beaucoup plus d' energie, que le Proditor Latin, qui considerera sa source.

8. 56. Vespres Siciliennes, Sicile

Vespres Siciliennes, Proverbe sur lequel est par occasion discouru de l' Estat ancien de la Sicile, & des traictemens que recevrent ceux qui la possederent.

CHAPITRE LVI.

Les fureurs qui se sont passees en cette France soubs ces mots de Huguenot & Catholic, me font souvenir de celles qui furent autresfois en Italie soubs deux autres mots partiaux de Guelphe & Gibelin, au bout desquelles furent attachees les Vespres Siciliennes, premier but, mais non seul & principal de ce chapitre. Quand par quelques sourdes pratiques advient un inopiné massacre à ceux qui pensoient estre à l' abry du vent, les doctes appellent cela les Vespres Siciliennes. Proverbe vrayement nostre, pour nous avoir esté cher vendu. Au recit duquel je vous feray voir une Sicile, jouët de la ville de Rome, amusoir des Princes estrangers aux despens de leurs ruines, & si ainsi me permettez de le dire, or de Thoulouse fatalement malheureux aux familles, qui le possederent anciennement. Je veux doncques sur le mestier de ce Proverbe tresmer un discours d' assez long fil, & vous representer les tragedies qui feurent jouees sur le Theatre d' Italie l' espace de cent ans ou environ, dans lesquelles vous verrez des jugemens esmerveillables de Dieu, & pour closture une nouvelle face d' affaires, & changement general d' Estat. Que si quelque escollier Latin me juge manquer d' entregent en ce livre, que j' avois seulement dedié à l' ancienneté de nostre Langue, & de quelques mots & proverbes François, il ne m' en chauld, moyennant que puissions nous faire sages par les follies de nos ancestres. Usez de ce chapitre, comme d' une piece hors d' œuvre, dedans laquelle je glasseray en passant ce qui regarde nos Vespres Siciliennes.

Depuis que l' Empire des Romains fut divisé en deux, l' un prenant le nom & tiltre du Levant dedans Constantinople, & l' autre du Ponant dessoubs Charlemagne, combien que ce grand guerrier eust esté faict Seigneur de l' Italie, toutesfois les affaires se passerent de telle façon, que les pays de Sicile, Poüille, & Calabre demeurerent à l' Empereur de Constantinople, & depuis pour sa neantize hereditaire, qui se transmit de l' un à l' autre, feurent une bute, tantost des Hongres, tantost des Sarrazins, chacun d' eux jouants au boutehors selon la faveur ou desfaveur de leurs armes: Les Gregeois y retenans telle part & portion qu' ils pouvoient. Apres plusieurs secousses, advient que quelques braves guerriers Normands habituez en cette France, ne voulans forligner de leurs devanciers, se resolurent par une belle saillie, de faire nouvelles conquestes. A cette fin levent troupes, voguent en pleine mer, viennent surgir à la Sicile, où par leurs proüesses ils planterent leur siege, & ayants esté longuement gouvernez par Ducs, en fin establirent une Royauté feudatrice du Sainct Siege, non tant par devotion que sagesse, pour estre leur grandeur assistee d' un grand parrein. Conseil toutesfois qui ne leur succeda pas ainsi comme ils s' estoient promis. Car les Papes se lassans par traite de temps de leur voisiné, n' eurent autre plus fort pretexte pour les supplanter que cette infeodation, dont ils firent aussi banniere, tant à l' endroit des Allemands, que François, depuis qu' ils s' engagerent dedans leurs querelles. Mais pour n' enjamber sur l' ordre des temps, Guillaume troisiesme de ce nom Roy de Sicile, estant decedé sans enfans, Tancrede Prince du sang se voulant impatroniser du Royaume, il en fut empesché par le Pape Celestin troisiesme. Lequel attire à sa cordelle Henry fils aisné de l' Empereur Federic premier. Or y avoit-il une Princesse du sang nommee Constance niepce du deffunct Roy plus proche habile à succeder, mais il y avoit un obstacle qui l' en empeschoit: estant religieuse Professe, & Abesse de Saincte Marie de Palerme. Le Pape la relaxe du vœu pleinement & absolument, & lors en faict un mariage avecques Henry, & tout d' une main les investit du Royaume, à la charge de la foy & hommage lige, & de certain tribut annuel envers le sainct Siege. Grand tiltre, mais de peu d' effect sans l' exequution de l' espee, comme aussi ne leur avoit il esté baillé que sous ce gage. Sur ces entrefaictes meurt Federic premier, & apres son decés Henry est esleu Empereur. Adoncques luy & Tancrede commencent de joüer des cousteaux, & à beau jeu, beau retour. Tancrede meurt, & par sa mort, Henry sans grand destourbier se faict Maistre & Seigneur de tout le pays. Mesmes Sibille veufve du deffunct, ses trois filles, & un sien fils se rendent à luy soubs le serment qu' il leur fist de les traiter selon leur rang & dignité. Promesse toutesfois qu' il ne leur tint: Parce que soudain qu' ils furent en sa possession, il les confine dedans une perpetuelle prison, & leur fit creuer les yeux, & par une abondance de pitié fit chastrer le masle, affin de luy oster toute esperance de regrés à la Couronne. Premier trait de tragedie qui se trouve en cette histoire, indigne non seulement d' un Chrestien, mais de toute ame felonne de quelque Religion qu' elle fust.

Constance aagee de 51. ou de 52. ans accoucha d' un fils, auquel fut donné le nom de l' Empereur Federic son ayeul. L' enfant estant encore à la mammelle, il fut declaré Roy des Romains par les Princes de l' Empire, & comme tel luy rendirent le serment de fidelité, l' an 1197. Le tout à la solicitation, priere & requeste du Pere, qui deceda quelques mois apres, laissant son fils au gouvernement de la mere, laquelle le fist couronner Roy de Sicile en l' aage de trois ans seulement.

Elle quitte ce monde l' an 1199. mais avant que de le quitter, supplia par son testament le Pape Innocent III. d' en vouloir prendre la tutelle, ce qu' il fit. Sagesse admirable d' une mere, mettant son enfant en la protection de celuy, qui à la conduite de sa Papauté monstra que ses predecesseurs avoient esté escoliers, au regard de luy.

Jamais Prince ne receut tant d' heurs dés son enfance, dy tant de heurts de fortune sur son moyen aage, jusques à la mort, que cestuy. Proclamé Roy des Romains dés le bers, couronné Roy de Sicile à trois ans, estre demeuré Orphelin de pere & de mere sur les quatre: Adjoustez que sa nativité pouvoit estre revoquee en doute, comme d' une part supposé, la mere estant accouchee au cinquante deuxiesme an de son aage, temps incapable aux femmes pour tel effect, selon la regle commune des Medecins. D' ailleurs une Royauté nouvelle bastie sur une dispence extraordinaire. Et neantmoins sa couronne luy fut conservee en ce bas aage, non vrayement sans quelques traverses. Car Gautier Comte de Brienne, mary de l' une des Princesses aveuglees, esbrecha son Estat pour quelques annees, & l' Empereur Othon cinquiesme prist quelques villes de la Poüille sur luy: Mais tous ces desseins s' esvanoüirent finalement en fumee: Ceux du premier par Dielpod ancien serviteur de Henry, & du second soubs l' authorité du Pape Innocent. J' adjousteray que non seulement elle luy fut conservee, mais l' an 1210. en son absence, luy ne le sçachant, ny poursuyvant, n' ayant atteint que l' aage de seize ans pour le plus, fut au prejudice de l' Empereur, esleu par les eslecteurs se remettans devant les yeux l' ancien serment de fidelité qu' ils luy avoient faict. Et depuis reduisit Othon à telle extremité, qu' il le contraignit de sonner une retraicte à sa fortune, & d' espouser une vie privee. Chasse tout à faict ce qui restoit des Sarrazins dedans la Sicile: nettoye son Royaume des mutins, d' un Thomas & Matthieu, freres Comtes d' Anagni, qui avoient pendant son absence voulu remuer son Estat, & annexe à sa couronne tous leurs biens, pour le crime de leze Majesté par eux commis. Fut il jamais une chesne de plus belles fortunes que celle là? qui dura dés & depuis sa nativité, jusques en l' an 1221.

Toutesfois lors qu' il estoit au comble de ses souhaits, & pensoit avoir cloüé sa bonne fortune à clouz de diamant, elle luy tourne tout à coup visage, & voicy comment. Les deux freres Comtes d' Anagny proches parens du Pape Innocent, ont recours vers le Pape Honoré IV. qui lors siegeoit, & combien que auparavant il eust fait profession d' amitié avec Federic, toutesfois il prit l' affliction de ces deux Seigneurs au point d' honneur, & avec une impatience admirable, fit de leur querelle la sienne, a recours aux remedes ordinaires des siens, qui sont les fulminations: Nouveaux troubles, nouveau mesnage entre eux. Federic en ce boüillon de jeunesse, auquel il estoit, au lieu de reblandir le Pape par honnestes soubmissions, ainsi qu' il devoit, donne ordre de rappeller les Sarrazins par luy chassez, & les logea en la ville de Lucerie, depuis nommee Nocere la Sarrazine, pour luy servir de blocus contre les avenues de Rome: faute du tout inexcusable, & pour laquelle je veux croire que Dieu le permist depuis estre comblé d' une infinité d' afflictions, dont les Papes furent les outils. Car Honoré estant decedé, Gregoire IX. son successeur se fit son ennemy sans respit, & dés son avenement proceda par autres censures & excommunications irreconciliables contre luy. 

L' Empereur pour se mettre en sa grace entreprit sur son commandement, le voyage d' outremer, où les affaires luy succederent si à propos qu' à la barbe du Soudan d' Egypte, il remist soubs l' obeyssance des Chrestiens, toute la Palestine, & fut Couronné Roy de Hierusalem. Il pensoit par ce bon succez se reconcilier avec le Pape, & obtenir de luy sentence d' absolution. Il despesche Ambassades pour cet effect: mais en vain, voire que le Pape excommunie tous ceux, qui le vouloient suivre, donnant ordre que les havres leur fussent fermez. Medecine paraventure plus dure & fascheuse que la maladie, d' autant que le deny de cette absolution estoit fondé seulement sur ce que l' Empereur à son partement n' avoit receu sa benediction, faute qui avoit peu estre compensee par les heureux succés de l' Empereur au profit de la Chrestienté: qui eussent bien poussé plus outre, mais voyant de quelle façon il estoir (estoit) traitté, & craignant que ses affaires n' allassent de mal en pis de deçà, il fut contrainct de rebrousser chemin, & laissa imparfaict le bel ouvrage qu' il avoit encommencé. Voila comment les affaires des Infidelles commencerent à se restablir, & celles des Chrestiens à s' affoiblir tant au Levant, que Ponant, pour mesler je ne sçay quoy de l' homme dedans nostre Religion. L' Empereur à son retour trouve ses affaires embarrassees dedans un chaos, tant en Allemagne qu' Italie: dedans l' Allemagne prou de Princes & grands Seigneurs le guerroyer: dedans l' Italie prou de villes se dispenser de leurs consciences contre luy: Le tout fondé sur les excommunications & censures. Et pour consommation de ces procedures, Gregoire estant decedé, eut pour successeur Innocent IV. auparavant fort familier de l' Empereur, dont ses principaux favoris s' esjoüirent, estimant que cette nouvelle promotion mettroit fin à leurs differents, mais luy plein d' entendement leur dist. Vous vous abusez, Cardinal il m' estoit amy, Pape il me sera ennemy. Monstrant par cela qu' il estoit un grand homme d' estat, car tout ainsi qu' il l' avoit predit, il advint: Dautant que ce nouveau Pape r'enviant sur les opinions de son devancier, non seulement excommunia l' Empereur, mais fit assembler un Concil general dans Lyon, par lequel en confirmant toutes les fulminations precedantes, il fut privé, & de son Empire, & de ses Royaumes, & declaré incapable d' en tenir. Qui ne fut pas un petit coup pour sa ruine: Parce que combien que dextrement il parast aux coups, n' estant aprenty à ce mestier, toutesfois estant ores dedans, ores dehors, il estoit plus souvent dehors que dedans. Si de toutes ces querelles vous parlez à l' Abbé d' Urspergence qui en vit une partie, il donne le tort à Gregoire IX. Si à tous les autres autheurs, ils le donnent à Federic, & le nomment Persecuteur de l' Eglise Romaine. Si j' en fuis creu Federic ne se peut excuser du remplacement qu' il fit des Sarrazins dedans la Sicile, ny Gregoire de luy avoir denié l' absolution lors qu' il besongnoit si heureusement au Levant. Et si vous me permettez de passer outre je diray qu' avec tout ce que dessus, l' Empereur n' avoit un plus grand ennemy, que sa grandeur, ne voulant ny Gregoire, ny Innocent IV. un si grand voisin que luy pres d' eux. Leçon qui lors estoit ordinaire à Rome, & que la domination Espagnole luy a fait depuis oublier par la longueur du temps.

Federic second en fin mourut de sa belle mort l' an 1150 (1250). n' ayant trouvé aucun repos que lors depuis l' an 1121 (1221). Il laissa plusieurs enfans legitimes de 3. licts, & plusieurs bastards: Mais tous aboutirent en deux, l' un legitime, qui fut Conrad, l' autre bastard qui fust Mainfroy. Conrad est empoisonné par Mainfroy, d' un poison lent & mesuré: Et ne sçachant ce pauvre Prince de quelle main luy estoit procuree cette mort, il l' institua tuteur, & curateur de Conradin fils unique de Henry fils aisné de Federic qui estoit mort du vivant du pere. Mais Mainfroy ne suyvant la voye du grand Innocent, au lieu de conserver l' Estat à son pupille, l' empiete sur luy, & prend le titre de Roy. Et pour estayer cette induë usurpation donne en mariage une sienne fille unique Constance à Pierre fils de Jacques Roy d' Arragon. Ses deportemens desplaisoient, non sans cause, au Pape Urbain IV. successeur d' Innocent, il l' excommunie, & affranchit tous ses subjects de l' obeyssance qu' ils luy avoient vouée. Et pour faire sortir effect actuel au plomb, semond Charles Comte d' Anjou, & de Provence, frere de nostre S. Louys, à cette entreprise: Lequel s' y achemine d' un franc pied, avec une puissante armee. Escarmouches diverses, il estoit sur l' offensive, l' ennemy sur la deffensive, clos & couvert dedans ses villes & forteresses: La guerre prend quelque trait, toutesfois apres avoir marchandé longuement d' une part & d' autre chacun estimant avoit (avoir) le vent à propos, la bataille se donne. Charles obtient pleine victoire, Mainfroy occis, son armee mise en route, les villes ouvertes aux victorieux, & luy couronné Roy de Sicile par le Pape. Et pour surcroist de grandeur le fait Vicaire general de l' Empire dedans l' Italie.

Estat nouveau, & non auparavant cognu, partant il ne sera hors de propos d' en discourir le subject. Auparavant tous ces troubles, l' Italie ne recognoissoit toutes ces principautez particulieres, que nous y avons depuis veuës, l' Empereur en estoit general possesseur, fors de la ville de Rome, & du Patrimoine de S. Pierre, & de ce dont la Seigneurie de Venise jouyssoit, & s' il y avoit quelque Seigneur souverain particulier, il estoit fort rare: l' Empereur envoyoit par les villes ses Juges & Podestats, pour juger les procez comme celles qu' il possedoit en plein Domaine. Puissance qui esclairoit de bien pres, non la spirituelle de Rome, ains la temporelle, dont les Papes s' estoient faits Maistres par une longue & sage opiniastreté. Et pour cette cause le principal but où ils visoient, estoit de bannir & esloigner cette puissance Imperiale, le plus loing qu' ils pourroient d' Italie. Les grandes & longues guerres qui furent entre le Pape Alexandre troisiesme, & l' Empereur Federic premier enseignerent à plusieurs villes de mescognoistre leur Empereur. Comme de fait vous lisez que pour s' y estre la ville de Milan aheurtee, il la ruina rez pied, rez terre, & lors plusieurs autres villes balancerent entre l' obeïssance & rebellion. L' excommunication faicte par le Pape contre Federic portoit quant & soy absolution du serment de fidelité aux subjets, & en cas de ne s' en dispenser, suspension de l' administration du service divin dedans les villes & plat pays. Que pouvoit moins faire une ville pour se garentir de ce haut mal, que de quitter l' obeïssance de son Prince, qu' il n' appelloit rebellion, ains reduction au droict commun, obeïssant à l' authorité & mandement du sainct Siege? En fin se voyant Federic premier tant pressé par la force spirituelle que temporelle du Pape, qui estoit assisté de Guillaume troisiesme Roy du nom de Sicile, il fut contraint de condescendre à la paix, que le Pape & luy jurerent dans Venise, ville neutre, & non subjecte aux dominations temporelles de l' un ny de l' autre Seigneur. Et lors fut l' accomplissement du malheur. Parce que la commune des Historiographes demeure d' accord que Federic s' estant mis à genoux pour baiser les pieds du S. Pere, il le petilla avec cette outrageuse parole, Super aspidem & basiliscum ambulabis, & conculcabis Leonem & Draconem: Particularité sagement passee sous silence par Platine Italien, & l' Abbé d' Urspergense Alleman dedans leurs Histoires pour couvrir la pudeur tant de celuy qui fit le coup, que de l' autre qui le receut. Mais tant y a que cet acte en paix faisant porta plus grand coup contre l' Empire, que toutes les guerres passees, auquel ce grand Empereur Federic para seulement de ces quatre mots, Non tibi, sed Petro: De maniere qu' il fut de là en avant fort aisé aux villes d' Italie de secoüer d' elles le joug de l' Empire. Comme de fait les affaires s' y acheminerent depuis en flotte: Car apres le decez de Henry sixiesme fils aisné de Federic, Philippes son puisné ayant esté appellé à l' Empire par les Princes Electeurs, & empesché par Innocent troisiesme, qui luy opposa un Othon avec ses fulminations, ce fut un nouveau seminaire des guerres civiles entre le Pape & l' Empereur, pendant lesquelles les villes d' Italie mettoient fort aisément en nonchaloir l' obeïssance qu' elles devoient rendre à l' Empire. Et pour accomplissement de ce malheur advindrent les grandes guerres de la Papauté, & l' Empire du temps de Federic second, pendant lesquelles se logerent les partialitez des Guelphes & Gibelins, les unes se faisans toutes Guelphes, les autres toutes Gibelins: Et quelquesfois dedans une mesme ville se trouvant confusion de l' un & de l' autre party. Les Guelphes favorisans le party des Papes Gregoire, & Innocent, & les Gibelins celuy de l' Empereur Federic. Et comme l' Italie estoit en ces alteres, apres la mort de Federic, & de Conrad son fils, il y eut une forme d' interregne d' Empire l' espace de vingt ans dedans l' Allemagne, qui fut par eschantillons possedee, & trois divers portans le titre, mais non l' effect d' Empereurs. Et de ce grand chaos s' escloït la diversité des Ducs, Marquis & Comtes, & par mesme moyen des Republiques souveraines d' Italie, chacun prenant son lopin non seulement au prejudice de l' Empire, ains des Papes mesmes, selon que la necessité de leurs affaires le portoit. Chacun d' eux s' approprians souverainement du domaine des villes, & neantmoins avec une recognoissance de foy & hommage, qui envers l' Empire, qui envers la Papauté. Et depuis ce temps on ne recogneut plus dedans l' Italie cette grande puissance & authorité qui estoit de tout temps & ancienneté deuë aux Empereurs. Et par ce moyen obtindrent les Papes ce qu' ils avoient si long temps desiré. Or tout ainsi que la ruine des affaires y avoit produit ce nouvel ordre particulierement sur unes & autres villes, aussi les Papes pour le fait general de l' Italie, introduisirent un Vicaire de l' Empire qui n' estoit pas un Empereur, car il faisoit son sejour dedans l' Allemagne, mais un Procureur absolu, qui pouvoit disposer des biens qui restoient de l' Empire. Et c' est l' Estat dont Charles d' Anjou fut gratifié par Urbain quatriesme apres qu' il eut occis Mainfroy & toute sa suite en bataille rangee. Restoit encores Conradin de la posterité de Federic deuxiesme, lequel croissant d' aage, creut par mesme moyen de cœur, & voulut entrer en l' heritage qu' il estimoit loyaument luy appartenir, trouve argent, leve gens, prend pour compagnon Federic d' Austriche sien parent. La decision de ce grand procez despendoit d' une bataille. Pour le faire court: la victoire demeure par devers Charles, & quant aux deux Princes ils se garentissent par la fuitte, & desguisez se rendent en la maison d' un meusnier, où ils furent nourris 8. jours durans à petit bruit, tant qu' ils eurent argent en bourse, mais leur defaillant ils furent contraints mettre une bague de cinq cens escus entre les mains de leur hoste, pour la vendre, lequel recogneut par cela que ce n' estoient simples soldats, & en donne advis au Roy Charles, qui se saisit de leurs personnes. Selon le droit commun de la guerre ils en devoient estre quites par leurs rançons. Et de faict telle estoit l' opinion de sa Noblesse Françoise: toutesfois le Roy en voulut estre esclaircy par le Pape, qui en peu de mots luy manda que la vie de Conradin estoit la mort de Charles. Le Roy gouste fort aisément cet advis, & neantmoins pour y apporter quelque fueille, fit juger cette cause par neuf ou dix Jurisconsultes Italiens, lesquels sçachans où enclinoit le Roy, firent aussi passer la loy par son opinion: ces deux pauvres Princes sont exposez au supplice en pleine place sur un eschaffaut, où ils eurent les testes tranchees, & à l' instant mesme, on en fait autant au bourreau, a fin qu' à l' advenir il ne se glorifiast de les avoir executez. O que la Justice eust esté plus belle si on y eust aussi compris tous ces Jurisconsultes flateurs! Car quant à celle du Roy elle fust reservee à un plus grand Roy. L' Histoire porte que Conradin avant que de s' agenoüiller, jetta un de ses gands au milieu du peuple, comme un gage de bataille contre le Roy Charles, priant la compagnie de le relever, & porter à l' un des siens, pour vanger l' injure ignominieuse qui luy estoit faite & à son cousin. Gand qui fut relevé par l' un de sa troupe, & porté au Roy d' Arragon, avec la sommation du jeune Prince.

Le sacrifice ainsi fait de ces deux ames innocentes, Charles d' une sanglante main poursuit sa route, faisant passer la plus grande part des Seigneurs Siciliens, & Napolitains au fil de l' espee, & bannissant les autres qui avoient favorisé le party de Conradin, & demolissant leurs Chasteaux. En recognoissance dequoy le Pape Urbain luy fait donner l' Estat de Senateur de Rome par la voix du peuple. C' estoit un Estat que les Citoyens avoient mis sus pour reigler toute la Police seculiere au prejudice du Pape, de l' authorité duquel ils pretendoient estre exempts en cet affaire ainsi que j' ay touché ailleurs. Ce Senateur representoit ceux qui sur le declin de l' Empire occuperent dedans Rome sous le nom de Patrices, sur la dignité Imperiale qui estoit à Constantinople. Et combien que ces dignitez de Senateur dedans Rome, & de Vicaire de l' Empire dedans l' Italie, tombans en une main commune fussent seulement images des vrayes, toutesfois estans tombees entre les mains de celuy, qui sous le titre de Roy de Sicile, commandoit à la Sicile, la Poüille, & la Calabre, mesmes qui avoit obtenu deux grandes victoires contre Mainfroy & Conradin, croyez qu' elles luy apporterent grande puissance & authorité par tout le pays: Car lors il s' en voulut faire accroire absolument, mesmes dedans la ville de Rome. Auparavant la grandeur de Federic estoit suspecte aux Papes pour estre trop proche de leur ville, & lors il y avoit plus de subject de redouter celle de Charles qui estoit nourrie dedans le sein de la ville: Baudoüin son beau pere avoit esté chassé de Constantinople par Michel Paleologue usurpateur de son Estat. Le gendre veut armer en faveur du beau pere, estimant qu' en restablissant il s' establiroit. Toutes choses luy avoient ry jusques en ce temps, mais lors la fortune commença de se mocquer, & rire de luy.

Jean Prochite grand Seigneur Sicilien avoit couru mesme traictement que les autres Seigneurs, en son bien, mais s' estoit garanty de la vie par une bonne & prompte fuite: ne respirant en son ame qu' une vangeance, par le moyen de laquelle il se promettoit d' estre reintegré en ses biens. Il visite Pierre Roy d' Arragon gendre de Mainfroy, luy met devant les yeux, & sa femme, & le gand à luy envoyé, cartel de defy, luy promet tous bons & fideles services. Pour le faire court on entreprend contre Charles une tragedie qui fut joüee à trois personnages, dont Prochite estoit sous la custode, le Protecole, uns Pierre Roy d' Arragon, Michel Paleologue Empereur de Constantinople, le Pape Nicolas troisiesme. Pierre leve une grande armee, faisant contenance de vouloir s' acheminer au Levant pour secourir les Chrestiens, Paleologue fournit aux frais: Il n' est pas que Philippes troisiesme de ce nom Roy de France, nepueu de Charles ne contribuast au defroy de cette guerre, estimant que ce fust pour guerroyer les Infideles. (Voyez comme quand Dieu nous delaisse nous sommes traictez.) Le Pape Innocent se voyant ainsi appuyé ne doute de luy rongner les aisles à l' ouvert, le debusquant & de l' Estat de Senateur, & du Vicariat de l' Empire. Qui n' estoit pas un petit coup d' Estat, & ne fust-ce que pour ravaller sa reputation, par laquelle ordinairement les Grands maintiennent leurs grandeurs: Et depuis ce temps Charles alla tousjours au deschet. D' un costé l' Arragonnois fait voile avecques ses trouppes, d' un autre Prochite sous l' habit de Cordelier practique la rebellion de ville en ville par toute la Sicile. Quoy plus? cette tresme est ourdie de telle façon, qu' à point nommé le jour de Pasques selon le rapport de quelques Historiens, ou de l' Annonciade, ainsi que disent les autres, le premier son des Cloches de Vespres, par toutes les villes, bours & bourgades, servit de toxin general, sur lequel tout le peuple Sicilien se desbanda d' une telle furie contre les François qu' ils les massacrerent tous, sans acception, & exception de personnes, de sexe, ny d' aage, ne pardonnans pas mesmes aux femmes Italiennes qu' ils estimoient estre enceintes du fait des François. L' Arragonnois estoit anchré sur mer & aux escoutes, pour sonder quelle issuë avroit la practique de Prochite, & adverty de ce qui s' estoit passé, y accourt à toute voile, le bien venu & embrassé de tout le peuple. Cela fut fait l' an mil deux cens quatre-vingts deux en la Sicile qui eut de là en avant nouveau Roy & non à la Poüiile, où la ville de Naple est assise, ny pareillement en la Calabre, qui demeurerent és mains de Charles: Pour cette cause on commença d' un Royaume en faire deux. Et au lieu que auparavant on appelloit Roy de Sicile seulement celuy qui commandoit à ces trois païs: L' Arragonnois fut appellé Roy de Sicile, & Charles & ses successeurs Rois de Naples. Et en effect, voila quand, comment, & dont est venu ce brutal, & cruel Proverbe de Vespres Siciliennes, dans le discours duquel j' ay voulu comprendre tous les autres exploits tragiques de je ne sçay de combien d' annees.

Les Historiographes sont grandement empeschez de rendre raison de ce malheur. Les Italiens pour excuser cette cruauté Barbaresque l' imputent aux insolences des François qui n' espargnoient pas mesmement la pudicité des femmes de bien, és lieux où ils avoient plein commandement, & les nostres au contraire, à une trop grande bonté, disans que si nous les eussions tenus en bride, comme depuis les Espagnols ont fait, jamais nous ne fussions tombez en un si piteux desarroy. Discours toutesfois qui me semble grandement oiseux. Parce que s' il vous plaist rechercher la cause de tout ce que je vous ay cy-dessus deduit, ce furent coups du Ciel. Je vous ay dit que Henry contre son serment avoit fait creuer les yeux à la mere, aux filles, & à un jeune enfant, lequel il avoit d' abondant fait chastrer, leur faisant espouser tout d' une suite une prison clause en Allemagne. Esperant perpetuer par ces moyens inhumains, en sa famille la Couronne de Sicile. Dieu veut que Federic son fils en joüisse, mais avec tant de revers & algarades de fortune depuis l' an 1221. jusques en l' an 1250. qu' il est mal aisé de juger s' il regnoit, ou si en regnant il mouroit. Et pour closture finale de ce jeu, Dieu veut que la famille de Henry soit affligee par elle mesme, & qu' apres la mort de Federic, Mainfroy son bastard empoisonne Conrad son fils legitime, & vray heritier, que non assouvy de cette meschanceté, il empiete la Royauté sur Conradin son pupille, fils de Conrad: En fin que Conradin & Federic d' Austriche son cousin meurent sur un eschaffaut. Ne voyez vous en cecy une Justice tres-expresse de Dieu pour expier l' inhumanité de Henry, Justice, dis-je, executee par les injustices des hommes? Qu' il y eust du Machiaveliste és morts des deux Princes Allemans, & de tout le demeurant des pauvres Seigneurs du Royaume, 

qui furent occis de sang froid, je n' en fais aucune doute, pour cuider par Charles asseurer à luy & à sa posterité le Royaume de Sicile. Henry avoit commencé par les veuës, & cestuy-cy achevé par les vies, tous deux à mesme progrez. Le sang innocent des deux Princes, & de toute la suitte des Seigneurs assassinez, cria vangeance devant Dieu, qui exauça leurs prieres, & permist cette cruelle Vespree, non contre la personne du Roy, ains contre ses sujets, qui est en quoy il exerce ordinairement les punitions quand les Princes ont faict quelque faute signalee. Et je veux croire que si l' Arragonnois eust consenty à ce detestable carnage, luy ou sa posterité eussent esté chastiez de Dieu. Bien trouvé-je qu' il avoit mis en besongne Prochite pour faire revolter le peuple, mais non qu' il eust consenty à cette execrable boucherie. Belles leçons pour enseigner à tous Princes Chrestiens de ne maintenir leurs estats par ces malheureux preceptes que depuis Machiavel a voulu recueillir de l' ordure, honte & pudeur de quelques anciennetez en son chapitre de la Sceleratesse, au traicté du Prince.

Voila le premier fruict que je desire estre cueilly de ce chapitre: Il y en a encore un autre, qui est, qu' au faict de la Religion nous devons tous viure en l' union de l' Eglise sous l' authorité du sainct Siege de Rome, comme celuy qui fut basty sur la pierre de sainct Pierre, & cette-cy assise sur celle de Jesus-Christ: mais quand avec la Religion on y mesle l' Estat, & que par belles sollicitations, & promesses on nous semond de passer les monts, c' est tout un autre discours, & en une asseurance de tout il faut tout craindre, je ne dis pas que quelquesfois les affaires ne soient pas reüssies à souhait, comme à uns Pepin & Charlemagne, qui furent deux torrens de fortune, mais pour ces deux il y en a peu d' autres qui ne s' y soient eschaudez. La papauté est une dignité viagere, qui produit ordinairement successeur non heritier des volontez du predecedé. Tellement que la chance du jeu se tournant, celuy en fin de jeu se trouve lourche, qui pensoit estre maistre du tablier, comme vous voyez qu' il advint aux trois familles des Normans, Allemans & François dont je vous ay cy-dessus discouru. Adjoustez, que les volontez mesmes de ceux qui nous employent sont passageres selon la commodité ou incommodité de leurs affaires, & faillent souvent au besoin.

Federic II Sicile
(Federic II)


8. 55. Du mot, Huguenot.

Du mot, Huguenot.

CHAPITRE LV.

Le plus grand malheur qui puisse advenir en une Republique, c' est lors, que soit par fortune, soit par discours, l' on voit un peuple se bigarrer en mots de partialitez. Les Italiens en sçavroient bien que dire quand ils se ramentoivent les grandes ruynes & pertes que leur apporta la division des Guelphes, & des Gibelins: & les Anglois, par les guerres civiles qu' ils eurent pour le soustenement de la Roze rouge, & de la Blanche. Comme en cas semblable les nostres pour les intestines dissentions, qui eurent vogue sous les noms des Armignacs, & Bourguignons. Je n' ay point dit sans cause soit par fortune, soit par discours. Car il n' y a celuy tant soit peu nourry aux Histoires, qui ne sçache pour quelle raison les Armignacs & Bourguignons furent ainsi dits: mais au regard des Guelphes, & Gibelins, encores que nous soyons asseurez que ces deux paroles eussent pris leur commencement de la querelle du Pape avec l' Empereur Federic, si est-ce que quand vous avrez bien recherché tous les Autheurs qui en ont escrit, mal-aisément que puissiez sçavoir qui donna la premiere entree à ces deux mots. Tellement qu' il semble que la malediction du temps qui lors estoit en regne, les eut casuellement inventez pour apporter l' entiere ruyne de tout le pays d' Italie. Le semblable s' est presque pratiqué de nostre temps en cette France, quand les Courtizans se cuidans mocquer voulurent appeller Huguenots ceux qui adheroient à l' opinion de Calvin, introduisans deux sectes d' hommes entre nous, l' un Papiste, & l' autre Huguenot, & que tout homme d' entendement pouvoit prognostiquer lors qu' ils furent premierement mis en usage, ne pouvoir rien apporter qu' une entiere desolation de tout ce Royaume, laquelle nous avons depuis esprouvee. Or nous est le mot de Huguenot tres-familier, & plus qu' il n' en estoit besoin, & toutesfois peu de personnes se sont advisez, dont il a pris son origine, & en parle mesmement un chacun diversement. Car ceux qui ont favorisé ce party là, d' autant qu' ils avoient juré inimitié capitale contre la maison de Guyse, ont voulu soustenir qu' ils estoient appellez Huguenots, par ce qu' ils avoient pris la protection & deffence du Roy, & de la maison de Valois, qui estoit extraicte de la ligne de Hugues Capet, contre les Seigneurs de Guyse. Les autres se vouloient persuader que la faction d' Amboise ayant esté descouverte, fut pris un jeune Gentil-homme Allemant, lequel estant representé devant le Cardinal de Lorraine, qui assistoit lors le Roy, interrogé sur le faict de cette conspiration, commença en tels termes Latins. Huc nos serenißime Princeps advenimus, &c. & que quelques folastres premieres paroles voulurent appeller Huguenots tous ceux qui furent de cette entreprise, qui est une chose ridicule: Les autres qui estiment avoir foüillé plus avant dedans l' ancienneté, les renvoyent à Jean Hus (qui fut deffaict au Concile de Constance) premier fondateur, comme ils disent, de cette heresie. Et les derniers qui ont voyagé és pays estranges, estiment que c' est un mot emprunté du Souysse quasi comme Hens quenaux, qui signifie en ce pays là, Gens seditieux: Bref chacun en devise à son appetit, & neantmoins pour en dire ce que j' en pense sans aucune flaterie, mocquerie, ou mal-talent, je croy qu' il n' y a celuy de nous qui ne recognoisse franchement que la premiere fois que ce mot commença d' estre cogneu par toute la France, ce fut apres la faction d' Amboise de l' an 1559. Et parce que sur ce mot fut entee la division generale de nostre Royaume, je vous en diray franchement ce que j' en pense. Car cette Histoire merite d' estre cornee aux aureilles d' une longue posterité. 

François deuxiesme, Prince encores jeune, avoit dés le vivant du Roy Henry son pere, espousé Marie Sthuart Royne d' Escosse, niepce de Messieurs de Guyse: lesquels soudain apres la mort du Roy Henry, par le moyen de cette alliance, empieterent le maniement de toutes les affaires du Royaume. Ce nouveau mesnage ne pleut à plusieurs. Les aucuns courroucez que l' on avoit esloigné de ce jeune Roy, non seulement les anciens favoriz du Roy son pere, mais aussi les Princes du sang, que le peuple de France aime, respecte & cherit naturellement. Et les autres par une crainte couverte de leurs personnes, telle que je vous deduiray presentement. Dés le regne du Roy Henry, la Religion avoit commencé de poindre, qui par ses Sectateurs fut appellee Reformee, comme celle qu' ils disoient avoir reformé les abus de nostre Eglise: & par les autres plus retenus en l' ancienneté, Opinion nouvelle. Le premier qui nous apporta ce divorce, fut Martin Luther dans Allemagne: Et comme nos esprits s' estans formez une nouvelle image de liberté, ne se peuvent arrester en un certain periode, aussi de son mesme temps survint Jean Calvin. Cestuy natif de la ville de Noyon fit ses premieres estudes dans Paris, puis Orleans: & de là prit son vol dans Geneve, où il bastit une nouvelle Religion: car combien que Luther & luy fussent compagnons d' armes en ce qu' ils combatoient d' un commun vœu l' auctorité du Siege de Rome, si ne symbolizoient-ils en tous articles de Foy: Calvin ayant apporté, ores des ampliations, ores des retranchemens à la doctrine de Luther. Et pour cette cause establirent deux diverses Eglises: l' une à Ausbourg où le Lutheranisme fut exercé, l' autre à Geneve, où le Calvinisme. Et tout ainsi que Luther attira à sa cordelle une bonne partie d' Allemagne dont il estoit extraict; aussi Calvin s' estudia de faire le semblable en nostre France lieu de sa nativité. Il survesquit long temps Luther: chose qui luy donna le loysir d' espandre sa nouvelle doctrine au milieu de nous & en plusieurs autres contrees. Car aussi estoit-il homme bien escrivant tant en Latin que François, & auquel nostre langue Françoise est grandement redeuable pour l' avoir enrichie d' une infinité de beaux traicts: & à la mienne volonté que c' eust esté en meilleur subjet: Au demeurant homme merveilleusement versé & nourry aux livres de la saincte Escriture, & tel que s' il eust tourné son esprit à la bonne voye, il pouvoit estre mis au parangon des plus signalez Docteurs de l' Eglise. D' ailleurs au milieu de ses livres & de son estude, il estoit d' une nature remuante le possible pour l' advancement de sa secte. Nous veismes quelquesfois nos prisons regorger des pauvres gens abusez, lesquels sans entrecesse il exhortoit, consoloit, confirmoit par lettres, & ne manquoit de messagers ausquels les portes estoient ouvertes, nonobstant quelques diligences que les Geoliers apportassent au contraire. Voila les procedures qu' il tint du commencement, par lesquelles il gaigna pied à pied une partie de nostre France. Tellement qu' apres longue traicte de temps voyant les cœurs de plusieurs personnes disposez à sa suite, il voulut franchir le pas, & nous envoyer des Ministres, qui furent par nous appellez Predicans, pour exercer sa Religion en cachette, voire dans nostre ville de Paris, où les feuz estoient allumez contre eux. Le premier qu' il y employa fut Jean Macart, que j' avois autres-fois veu disciple de Ramus au College de Presle, jeune homme qui avoit fort bien estudié, & depuis s' estant retiré à Geneve en l' an mil cinq cens quarante huict, se trouva si agreable à Calvin qu' il luy fit espouser sa niepce, & quelques annees apres fut envoyé par luy en cette France pour prescher, lequel se vint placer dans Paris, où portant l' espee & la cappe, se faisoit appeller Rancan, preschant ses Confreres de nuict en certaines maisons de la ville: & de là ne douta d' aller faire le semblable au camp d' Amiens. Vray que soudain que traictasmes la Paix avec l' Espagnol à Orcan, il reprit le chemin de Geneve, comblé d' or & d' argent comme on disoit.

Or le Roy Henry indigné de tous ces nouveaux remuemens de consciences, ausquels il ne pouvoit bonnement donner ordre pendant les guerres, delibera de faire la Paix à quelque prix que ce fust, pour puis guerroyer à ses bons points, tout ce nouveau peuple, comme il fit: Car soudain apres qu' elle fut concluë, il vint au Parlement de Paris en l' an 1559. sous le pretexte d' une Mercuriale, auquel lieu ayant proposé combien il luy desplaisoit de voir l' heresie de Calvin provigner en cette France, il les somma tous, tant en general que particulier, de luy donner les moyens pour l' exterminer. Là fut diversement discouru par uns & autres, tellement qu' ayant recueilly de leurs discours, le fond de leurs consciences, il se saisit de plusieurs Conseillers de la Cour, & entre autres de Maistre Anne de Bourg, qui depuis porta la folle enchere pour tous. Telles manieres de gens avoient esté appellez dés nostre jeunesse Lutheriens à cause de Martin Luther, depuis, Calvinistes, & d' un mot general Sacramentaires: vray que le nombre croissant à veuë d' œil, le peuple n' estant plus si effarouché encontre eux comme auparavant, & neantmoins non reconcilié, commença de leur donner certains noms par forme de sobriquets. Je les ay veuz vers ce temps là appeller par quelques uns Christodins, parce que ne parlans que de Christ, ils se publioient chanter particulierement Hymnes & Pseaumes à Dieu. Au pays de Poitou Fribours, où l' on avoit forgé des doubles faux qui furent decriez, & par hazard ayans esté appellez Fribours, aussi appella-l'on les Calvinistes Fribours, comme estans entre nous par metaphore, une monnoye de mauvais alloy. Tout de cette mesme façon furent-ils nommez Huguenots au pays de Touraine. Et voicy pourquoy. Dedans la ville de Tours estoit dés pieça cette vaine opinion qu' il y avoit un Rabat qui toutes les nuicts rodoit par les ruës qu' ils appelloient le Roy Hugon, du nom duquel une porte de la ville fut premierement appellee Fougon, comme de feu Hugon, & depuis par corruption de langage la porte Fourgon: parquoy le peuple entendant qu' il y avoit quelques uns qui faisoient des assemblees de nuict à leur mode, les appella Huguenots, comme disciples de Hugon qui ne se faisoit oüir que de nuict. Chose dont je me croy: car je vous puis dire que huict ou neuf ans auparavant l' entreprise d' Amboise, je les avois ainsi ouy appeller par quelques miens amis Tourengeaux.

Or pour r'enfiler mon propos, le Roy Henry estant decedé quelques mois apres la Mercuriale, François son fils totalement possedé par François Duc de Guyse, & Charles Cardinal de Lorraine son frere, furent faicts plusieurs Edicts encontre les Calvinistes: & mesmement en reprenant les arrhemens du Roy Henry, le procés extraordinaire fut faict à Maistre Anne de Bourg, & par Arrest condamné d' estre pendu & estranglé, puis son corps bruslé & mis en cendres devant l' hostel de ville de Paris, & estimoit-on que les affaires iroient encores de mal en pis contre ce peuple. Au moyen dequoy quelques esprits plus hardis commencerent de mesler l' Estat avecques la Religion: disans que ce n' estoit la raison de voir des Princes estrangers manier toutes les affaires de France, au prejudice des Princes du Sang: les autres passans plus outre meirent en avant qu' il leur estoit permis de prendre les armes, pour le soustenement de leur Religion, non vrayment contre le Roy legitime & le naturel, mais contre ceux qui abusans de son auctorité faisoient passer soubs le nom de luy, toutes choses par où ils vouloient: car en somme c' estoit le principal pretexte sur lequel ils fondoient leur querelle.

Ils s' assemblerent pour cest effect au village de Vaugirard pres de Paris: & vouloit-on depuis faire croire à Louys Prince de Conde, qu' il y avoit presidé. En ce lieu, ces deux propositions furent approuvees. Le Seigneur de la Renauldie, & quelques autres entremetteurs coururent toute la France, negotians de sorte qu' ils souleverent une infinité de gens, qui avoient leur rendez-vous, en la ville d' Amboise où lors le Roy sejournoit, y arrivans les uns en foule, les autres à la file: Dieu voulut qu' un Advocat de Paris nommé Desavenelle, qui estoit de la partie, descouvrit au Cardinal de Lorraine cette entreprise, lors qu' elle estoit sur le poinct d' estre executee. Les Seigneurs de Guyse commencerent de mettre toutes sortes de gens aux avenuës pour y obvier. La Renauldie fut tué dedans la forest d' Amboise, & depuis son corps mis en quatre quartiers. On receut advis que plusieurs Gentils-hommes estoient arrivez dedans Tours. Le Roy commande au Duc de Nemours d' y aller pour s' en informer, & se saisir de ceux qu' il rencontreroit, ce qu' il fit. Car il luy amena les sieurs de Ranné, Noisé, Mazeres, Castelnau. Dés lors toute la troupe s' escarte, les uns se sauvans par la fuite, les autres pris, qui noyez à tas, qui pendus aux creneaux du Chasteau. Ces quatre Gentil-hommes decapitez au carroy d' Amboise. Ainsi s' esvanoüit cette entreprise comme un estourbillon. Si vous en parlez à un Huguenot, il vous dira que c' estoit pour garentir ce jeune Roy de la captivité des Princes Lorrains: Parlez en aux autres, ils diront que tous ces mutins le vouloient reduire sous leur captivité & puissance. Je n' entre point icy en cognoissance de cause: Bien vous diray-je que ce fut la premiere source de nos mal-heurs. Or parce que la ville de Tours fut celle où les principaux chefs avoient esté pris, & que tous les courtisans se persuadoient que la nouvelle Religion les avoit induits à cette entreprise, ils les appellerent Huguenots, ainsi que les autres. Mot qui en peu de temps s' espandit par toute la France, se formans au milieu de nos deux partis contraires, le Huguenot & le Papiste, que nous appellasmes depuis

Catholic: Desquels, comme d' une pepiniere furent produicts plusieurs rejettons de partialitez, tantost de Catholics associez, tantost de Catholics mal contans. Il n' est pas qu' en nos derniers troubles, le party Catholic ne fust encores subdivisé en Politic, que l' on estimoit de pire condition que le Huguenot, parce qu' il plaidoit pour la paix, & le Ligueur qui se trouva encore diversifié en trois ou quatre sortes, l' un estant Ligueur zelé, qui vouloit à feu & à sang ruiner tant le Politic que le Huguenot, l' autre Ligueur Espagnol, lequel par la closture de guerre desiroit transmettre la Couronne de France au Roy d' Espagne, ou à l' Infante sa fille, & le dernier qui clos & couvert demandoit l' extirpation de la nouvelle Religion, mais non la ruine ou mutation de l' Estat. Voila comme Dieu trouble nos esprits quand il veut troubler un Royaume.