jueves, 17 de agosto de 2023

Extraict du Privilege du Roy. // FIN

Recherches, France, Étienne Pasquier, 1611, 1621, Kindle

Extraict du Privilege du Roy. 

Louys par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre: A nos amez & feaux les gens tenans les Cours de Parlement, Prevost de Paris, Baillif de Rouen, Seneschaux de Lyon, Thoulouse, Bourdeaux & Poitou, ou leurs Lieutenans, & tous nos autres Justiciers & Officiers qu' il appartiendra, Salut. Nos bien aimez LAURENS SONNIUS, & JEAN PETIT-PAS Marchands Libraires en l' Université de Paris, nous ont fait remonstrer qu' ils ont recouvert un livre intitulé, Les Recherches de la France, d' Estienne Pasquier, Conseiller & Advocat General du Roy en la Chambre des Comptes de Paris: lequel les dits LAURENS SONNIUS, & JEAN PETIT-PAS, desireroient volontiers imprimer ou faire imprimer: mais ils craignent qu' apres les avoir exposez, aucuns Imprimeurs & Libraires de cestuy nostre Royaume les voulussent semblablement imprimer, ou suscitassent les estrangers à ce faire, & par ce moyen frustrer les dits Sonnius & Petit-pas de leurs frais & mises, rendre leur peine inutile, & leur faire recevoir perte & dommage. Pour à quoy obvier, & a fin qu' ils se ressentent du fruit de leur labeur: ils nous ont tres-humblement supplié & requis leur permettre faire imprimer le dit Livre, & interdire tous autres Libraires & Imprimeurs, de l' imprimer, ou faire imprimer, & aux Estrangers d' en apporter, vendre, ny distribuer, en aucune maniere que ce soit, & à ces fins leur octroyons nos lettres necessaires. Nous a ces causes desirans l' advancement de la chose publique en cestuy nostre Royaume, & ne voulans permettre que les dits supplians soient frustrez de leurs frais, peines & labeurs: Vous mandons & enjoignons par ces presentes que vous ayez à permettre comme nous permettons aus dits Sonnius & Petit-pas d' imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer le dit Livre, en telle forme & caractere que bon leur semblera: faisant tres-expresses inhibitions & defences à tous autres Imprimeurs & Libraires, & autres personnes de quelque estat & condition qu' ils soient de l' imprimer ou faire imprimer, vendre ne distribuer, contrefaire ny alterer, sans le consentement exprés des dits Sonnius & Petit-pas, durant le temps & terme de dix ans apres que le dit Livre sera parachevé d' imprimer, & aux Estrangers d' en apporter, vendre ne distribuer, sinon que de ceux qu' avront fait imprimer les dits supplians, sur peine aux contrevenans de cent liures tournois d' amande pour chacun des exemplaires, applicables, moitié à nous, & l' autre moytié aus dits Supplians: Confiscations d' iceux, despens, dommages & interests. De ce faire vous donnons pouvoir & mandement special, nonobstant oppositions ou appellations quelconques, pour lesquelles & sans prejudice d' icelles ne voulons estre differé, clameur de haro, Chartre Normande & privilege de pays. Ausquels nous avons desrogé & desrogeons par ces dites presentes, & pour ce que d' icelles l' on pourra avoir affaire en plusieurs & divers lieux, nous voulons qu' au vidimus d' icelles fait par l' un de nos amez & feaux Conseiller, Notaire & Secretaire, foy soit adjoustee comme au present original: & outre que en mettant par bref le contenu du present Privilege au commencement ou à la fin du dit Livre, que cela ait forme de signification, & soit de tel effect, force & vertu, que si ces dites presentes avoient esté particulierement monstrees & signifiees: Car tel est nostre plaisir. Donné à Paris le dixiesme jour de Janvier, l' an de Grace mil six cens vingt & un, & de nostre regne le douziesme.

Par le Roy en son Conseil.

Signé, PAULMIER.

Et seellé du grand seel de cire jaune.

Pour-parler d' Alexandre.

L' ALEXANDRE. 

En ce Pour-parler, l' Autheur par forme de Paradoxe excuse tous les defaux que l' on impute au Roy Alexandre.

ALEXANDRE. RABELAIS.

Vraiement comme nous disons, ce furent de grandes merveilles, & eust esté fort mal aisé de penser qu' en un instant mon Royaume se fust eschantillonné en parcelles, ny que ce miserable Antipatre & ses complices, non assouvis de ma mort, n' eussent voulu contenir leurs mains à l' endroit de tous les Princes de mon sang: & pour un desir de regner, violer tout droit divin & humain.

RABELAIS. Il est ainsi comme je te dy, & croy que je n' ay esté le premier qui t' en ay apporté les nouvelles: & à bien dire de cette convoitise de regner tu t' en dois prendre à toy mesme, qui leur en baille le modelle.

ALEXANDRE. Tu t' abuses, car si tu fus oncques bien informé de mes faits, jamais il ne m' entra au cœur de commettre un acte lasche & meschant: ains tant que la justice, la foy, la magnanimité & courage ont peu avoir de credit en un Prince, tant l' ont elles trouvé en moy, voire jusques à exercer la vengeance, en faveur de mes ennemis, encontre ceux qui par voyes sinistres leur avoient joüé tours de lascheté. Et qu' ainsi ne soit je m' en rapporte à l' execution & supplice que je fey prendre de Bessus, qui avoit trahistreusement mis à mort son Maistre Darius, pour s' emparer des Bactriens: combien que peu apres à Porus voulant regner de bonne guerre entre les Indiens, & faisant tout devoir d' ennemy, mais toutesfois d' homme de bien pour se maintenir encontre moy en grandeur, tant s' en faut que je m' aigrisse en son endroit, qu' estant tombé à ma discretion, sans qu' il me requist pardon je le restably en tous ses Estats & honneurs, tellement que je n' eus jamais ennemy destiné quoy que je le guerroyasse, mais d' une gayeté de cœur j' entrepris de courir le monde (comme en un jeu de prix) pour faire espreuve de ma vaillance, contre celle des autres: aidé en cela d' un juste desir de vengeance des torts & outrages receus par la Grece, des anciens Roys de Perse. Au moyen dequoy mes grands ennemis furent forcez mesmes en leurs grandes infortunes favoriser ma fortune, & requerir aux puissans Dieux que s' ils avoient à les despoüiller de leurs Royaumes, ils ne permissent qu' autre que moy s' en investit. Et toutesfois apres avoir reduit en paix toutes les affaires de la Grece, apres avoir rendu tributaires une Cilicie, Carie, Lydie, Capadoce, Phrygie, Paphlagonie, Pamphilie, Pistie, Surie, Phenicie, Armenie, Perside, Aegypte, Parthie, Illiric, Bactrie, Hircanie, Scythie: & qui plus est l' Inde auparavant cogneuë seulement de son nom, apres tant de travaux & fatigues tu me contes qu' un chacun fit eschantillon de mon Empire à son profit, & que tous mes parens demeurerent non seulement en croupe, mais aussi furent miserablement meurtris, par ceux que j' avois eslevez.

RABELAIS. Ne t' en esbahis Alexandre, car toy mesme, lors de ton decés, respondis à ceux qui te demandoient lequel d' entr'eux il te plaisoit eslire pour ton successeur, Celuy, dis-tu, qui par recommandables exploits s' en rendra le plus digne: sententiant par ce moyen contre les tiens (lesquels ou par deffectuosité de sens ou d' aage, se trouverent inhabiles à soustenir si grand faix) leur faisant non seulement tort par cette sentence, mais donnant certaine ouverture de discordes & partialitez entre tes Capitaines, chacun d' eux pretendant que la Couronne par ton testament & ordonnance de derniere volonté luy devoit appartenir. Pour à laquelle faire sortir son effet, furent contraints d' en apprendre la decision par les armes, a fin qu' au plus habille d' entr'eux demeurast en fin la febue: toutesfois & trouvans égaux partirent entre eux le gasteau, demeurans les tiens supplantez.

ALEXANDRE. He! vrayement encores devoit-on avoir cognoissance de mes bien faits, & en faveur de moy tenir en quelque nombre les miens, comme ceux ausquels par droict successif appartenoit, sinon la Monarchie des Perses, pour le moins celle de Macedone.

RABELAIS. Ce que tu dis est veritable: toutesfois quand quelqu'un s' est emparé à bonnes enseignes d' un Royaume, jamais il ne defaut de tiltres, pour le moins qui soient coulourez, ou d' une infinité de tesmoins, lesquels au lieu d' une plume & ancre signeront à la pointe de leurs espees, & aux despens de leur sang, que le Royaume leur appartient. D' avantage il y a depuis ton decés une certaine reigle qui a gaigné la vogue parmy les grands. C' est qu' en matiere de Royaumes, il faut estre chiche de foy & justice à ceux qui les veulent occuper. Car cette envie de commander n' entrant jamais qu' en grand cœur (comme tu sçais trop mieux de toy mesme) si est-ce que la plus part du temps, ceux qui t' esgalerent en courage, n' eurent pas la fortune en main comme toy: Ainsi sont-ils ordinairement semonds de se servir des occasions, selon que le temps leur en presente l' avantage: ores que ce soit contre droict, asseurez qu' estans arrivez à leurs fins, ils trouveront prou de pretextes honnestes, pour donner fueilles à leurs possessions & jouyssances. Chose qui ne se trouvera avoir esté requise en toy, qui eus une proüesse accompagnee de bon heur, & un bon heur en tous tes faits guidé d' une inestimable proüesse.

ALEXANDRE. Et quant à moy j' estime que s' il pleust aux Dieux me doüer de tant de faveurs, fut pour autant que j' en estois digne. Au contraire ceux dont tu parles, encores que pour quelques temps leurs affaires leur succedent bien, si demeurent-ils assiegez d' une perpetuelle crainte de ceux lesquels ils priverent de leurs Royaumes, qui se resentent à tousjours du tort qui leur a esté faict.

RABELAIS. Voila pourquoy les plus sages, pour asseurer leurs estats, ruinent de fonds en comble, & la memoire, & la maison des Seigneurs, sur lesquels ils ont pratiqué telles voyes, a fin qu' à l' advenir il ne ressuscite aucun, sous l' adveu duquel, on leur face teste, comme je te disois maintenant estre advenu à telle famille.

ALEXANDRE. Voire mais quand toutes choses leur seroient reüssies de ce costé la à souhait, si ne se sçavroient ils toutesfois asseurer de la part du peuple, qui d' un certain instinct est tousjours plus affectionné envers son Prince naturel, que d' un autre qui se fait adopter par moyens ainsi obliques.

RABELAIS. Le peuple favorise aux Princes selon le bon traictement qu' il en reçoit, d' autant qu' il eschet quelquesfois que les subjects mal traictez de leur propre Prince, ne demandent que changement: a fin que le nouveau receu, pour captiver leur bien vueillance, les remette en leurs anciennes franchises & libertez. Et au surplus il ne faut faire estat general de la vie ou mort des Roys, parce que leurs evenemens sont divers selon les jugemens de Dieu, & non selon ce que nous estimons estre en eux de merite. Qu' ainsi ne soit, si tu estois en l' autre monde, tu pourrois veoir advenir qu' un Roy d' une ancienne souche,

favorisé de la plus grande partie de son peuple, sera ce neantmoins par un je ne sçay quel desastre ou opinion, à tort imprimee de luy, mis à mort par les siens mesmes: comme tu pourrois bien sans chercher exemple plus loing, donner tesmoignage de toy. Quelque autre fois il adviendra qu' un autre, qui contre tout droict & raison aura usurpé la Couronne, voire depossedé le peuple (avec mil meurtres & massacres) de son ancienne liberté, receura tant de faveur des corps celestes, qu' il viura en tout honneur & seureté avec ses subjects, sans que sur la fin de ses jours il reçoive autre violence que de sa mort naturelle: Quoy? ne vois tu là cest Auguste, qui a le bras encores tout ensanglanté de la mort de tant de notables personnages zelateurs du bien public, estre neantmoins diapré & revestu d' un diademe, avec une singuliere amitié & reputation de tous? Tu me diras paraventure qu' apres avoir commis tant de meurtres, il se reconcilia à son peuple, par une infinité de grands dons. Voy je te prie aupres de luy ce Jules Cesar son oncle, qui apres la guerre Civile, par tels attraicts & allechemens voulut gaigner la faveur des grands & petits, si fut il miserablement mis à mort par ceux qui luy devoient la vie mesme. Tant ne peut faillir en nous ce qui nous est determiné: Et de forger apres humainement les raisons de tels accidens, c' est le fait d' un cerveau creux, & esgaré: ains faut attribuer tels definimens au grand Dieu, qui par un mystere caché s' en reserve la cognoissance. Et au demeurant, és grandes affaires user du present, sans se soucier du futur: guidans toutesfois de telle façon nos œuvres, que selon la conduite d' un bon jugement humain il ne nous en puisse meschoir.

ALEXANDR. Je t' enten, tu veux dire que pour crainte de mort ou de vie, il ne faut laisser eschapper les Royaumes en quelque façon que ce soit, quand les occurrences y sont. Et je te dy que quand il n' y avroit que le remords de conscience qui nous liure les premiers assaults à l' article de nostre mort, & ne nous laisse jamais, ains poursuit jusques à l' autre monde, que c' est un suffisant obstacle pour divertir nos pensees de telles malheurtez tiranniques. Qu' il soit vray, avises ce mesme Auguste, quoy que par superficielle monstre il face le bon compagnon, toutesfois comme il a par le derriere, le cerveau tenaillé de son propre remords. Estimes tu qu' il en soit moins de ces paillards Antipatre & Cassandre, & leurs complices, vers lesquels si tu tournes ta veuë, tu les verras n' estre tourmentez d' autre furie que deux (d' eux) mesmes? Et quant à moy combien que mon desastre sur la fin de mes jours fust tel que par les miens mesmes me fut presenté la poison dont finalement je mouru, si est-ce que ny à ma mort, ny apres, je ne me sentis jamais combatu d' aucune sinderése de conscience, par ce qu' en mon ambition il ne m' advint jamais faire acte qui ne fust Royal. Premierement a fin que par le menu je te raconte quelques discours de mon grand cœur, sur mon advenement à la Couronne encores que je fusse en bas aage, & trouvasse toutes choses en desarroy, tant par la mort inopinee de mon pere, que pour les partialitez & revoltes qui se brassoient encontre moy, si est-ce que, contre l' opinion de tous, j' asseuray de telle façon mon Estat, que chacun commença à concevoir une incroyable esperance de moy. De maniere que par une generale Diete je fus des Ligues de la Grece esleu Capitaine general, pour entreprendre le voyage de la Perside: En quoy je me portay d' une telle braverie, que là où les autres Princes aux grands appareils & entreprises sont coustumiers de sur-charger leurs pauvres peuples d' infinies tailles & imposts, au contraire je donnay exemption aux miens de toutes charges, horsmis seulement de la guerre: Et pour le regard de mon domaine j' en fis telle part à mes principaux Capitaines, pour les animer à ma suite, qu' il ne m' en resta aucune chose. Ce qu' apercevant l' un de mes favoris Perdicas s' enquist de moy qui me demeureroit de reserve? l' esperance d' une grande conqueste, luy respondis-je: qui fut cause que luy & les autres à son exemple remettans entre mes mans les liberalitez dont j' avois usé envers eux, voulurent avoir part au mesme butin que moy. Ainsi contre ma volonté je demeuray saisi de tout mon domaine, & toutesfois en grande reputation envers les miens. Quoy? à la premiere desconfiture de Darius, de quelle courtoisie usay je envers sa femme, sa mere & ses enfans? de quel dueil parachevay-je les funerailles de sa femme, & celles mesmes de Darius, quand au piteux estat qu' il estoit me despoüillay de mon manteau Royal, pour en couvrir son corps mort? Quelle faveur pratiquay-je envers sa fille aisnee que je ne desdaignay de prendre à espouse? Tellement que peu apres mon decés je feus adverty de quelques uns qui vindrent de l' autre monde que Sigigambis mere de Darius advertie de mon infortune, & portant plus d' amertume de ma mort que de celle de son propre fils, pour les grandes obligations qu' elle avoit receuës de moy, me voulut peu apres faire compagnie. Tant y a que je composay d' une telle façon tout le cours de ma vie, qu' encores qu' esmeu d' un zele d' extreme ambition & honneur je m' acheminasse à une si grande conqueste, toutesfois ne se trouvera qu' il y eut jamais en moy tache de vilenie, ou avarice: ny mesmes que pour arriver à cette extremité de grandeur, je soüillasse ma renommee d' un tour lasche & chetif. Aussi me vois tu icy franc & libre, & non accompagné du remords, comme la pluspart de ces autres Roys, voire que mes ennemis mesmes devant la face de Minos prindrent la cause pour moy.

RABELAIS. Cestuy certainement est un heur, mais tu ne dis que peut estre tes propres amis se firent parties formelles encontre toy; avec lesquels tu te portas de plus estrange façon qu' à l' endroict des estrangers.

ALEXANDRE. Comment? ay-je laissé quelque mauvaise bouche de moy apres ma mort?

RABELAIS. Que t' en va-il de pis ou mieux pour cela à cette heure que tu es icy, & que depuis deux mil ans en ça, ou environ, tu as satisfaict au commun devoir de nature?

ALEXANDRE. Ha! ja (à) Dieu ne plaise que je m' en soucie si peu, car ores que j' eusse fourny à nature, si n' avrois je satisfaict à mon propre contentement.

RABELAIS. Ouy bien si tu estois en l' autre monde, où quelques flateurs pourroient chatoüiller tes aureilles d' un honorable recit de tes faicts: mais à present ne vois tu que pour tes paradoxes proüesses, tu n' es rien plus que nous? D' ailleurs n' as tu pas peu apprendre de ton grand maistre Aristote le peu de compte qu' il fit d' un mesdisant? Qu' il me batte en mon absence (fit-il.) Aussi de te soucier apres ta mort quel tu sois envers le commun peuple, c' est un acte de trop grande curiosité: attendu que nous autres de l' autre monde devons avoir l' esprit si fiché en considerations plus hautaines, que ne sont ces choses basses, viles & terriennes, desquelles tu te ronges la pensee.

ALEXANDRE. Ha! pour Dieu ne m' uses point de ce langage: autrement tu m' inviterois à lamenter mes travaux, ausquels je ne m' exposay jamais sinon sous une brave attente de l' immortalité, & de mon nom, & de mes faicts. Pour cette cause si j' en suis bien memoratif fis je quelquesfois responce à aucuns de mes Capitaines plus soucieux de ma santé que moy-mesme, que je mesurois ma grandeur, non point au cours de ma vie, ains de la gloire que j' esperois quelque jour en recevoir. Ainsi considere, je te prie, quel regret ce me seroit de me voir maintenant frustré d' une si longue esperance. Partant conte moy je te prie quelles nouvelles couroient de moy parmy le monde, quand tu nous vins voir en ces lieux.

RABELAIS. En bonne foy toutes vieilles, & celles que tu viens presentement de deduire; que tu fus en premier lieu un parangon de tous les Roys qui oncques nasquirent dessous la chape du Ciel, entreprenant bravement, & executant heureusement tes entreprises. Car de prudence & moins de temerité quelques uns en desirent dans toy.

ALEXANDRE. Ceux qui la desirent en moy ont eux mesmes faute de prudence, ne cognoissent que j' avois certaine & asseuree cognoissance de ma fortune. Je ne te nie pas que par fois quelques uns par ignorance, ont plus de confiance en leurs entreprises que la raison ne voudroit: & aussi par fois, pour trop se fonder en raisons, les autres sont trop tardifs à executer leurs desseins. Mais quand on cognoist sa portee, sans se soucier des traverses qui peuvent s' offrir en chemin, il ne faut faire aucunement doubte de se soubmettre hazardeusement aux dangers, d' autant qu' il n' en vint jamais qu' une heureuse resource. Mais à ceux qui sont bien nez comme je me cognoissois, il faut penser que la nature ne nous accompagne jamais de hauts & magnanimes desirs, que semblablement elle ne nous baille la fortune pour nostre escorte. Mais pour n' entrerompre ton propos.

RABELAIS. On dit aussi que tu fus Prince chaste le possible, usant d' extreme diligence, hardy de ta personne, & qui est le comble de tes loüanges, juste (comme tu as recité) & droicturier à l' endroit de tes ennemis.

ALEXANDRE. Vray Dieu quel plaisir je reçois t' escoutant tenir tels propos.

RABELAIS. Mais escoute, ceux qui t' exaltent ainsi, disent que tu obscurcis ta gloire de plusieurs autres grands vices, lesquels mis en comparaison avec tes merites, on ne sçait de quel costé balancer. ALEXANDRE. Ha! que dis tu?

RABELAIS. Je ne te mens d' un seul mot: En premier lieu ils disent que tu t' oublias grandement quand né & extraict d' une nation Gregeoise, florissante dessus toutes autres, toy qui avois reduit sous ton obeyssance la Perside, & vaincu deux ou trois fois un Darius, toutesfois oubliant tes premieres façons, chargeas sur ta teste la Tiare Perside entremeslant tes habits avec ceux de ces Barbares, te descouvrant par ce moyen en vainquant avoir esté plus vaincu qu' auparavant ta victoire.

ALEXANDRE. Et bien n' y a-il que cela?

RABELAIS. Ils adjoustent la grande faute que tu commis, quand d' une outrecuidee opinion, vilipendant le lieu dont tu estois issu, te fis appeler fils de Dieu: & non content de cela, te voulus faire adorer des tiens, lesquels ce neantmoins tu sçavois estre de condition franche & libre, c' est à dire sortis du pays de la Grece, & non de nation barbare. De là, passant ailleurs, on dit que tu estois bon coustumier de te forboire. Chose toutesfois que de ma part j' ay tousjours trouvee excusable, excepté que pendant que ton vin cuvoit, tu estois de fort difficile accés, & tel qu' à ton grand deshonneur, tu ne pardonnas mesmement à ce tien grand amy Clitus qui estoit ton oncle de laict, & frere de ta mere nourrisse. D' avantage la plus part mesme ne se veut taire de la mort de Parmenion & Philote, par le moyen desquels & toy & ton pere aviez eu tant de victoires. Tous lesquels blasmes bien digerez donnent tel obscurcissement à tes loüanges, qu' il n' y a presque homme vivant qui n' en murmure contre toy, quand il y pense. 

ALEXANDRE. Et viença vien, qui sont ceux, par le moyen desquels le monde est aujourd'huy informé de tout cecy?

RABELAIS. Deux personnages qui se sont dediez de deduire par escrit toute ta vie.

ALEXANDRE. Sont ce personnages de marque?

RABELAIS. Non pas tels que tu dirois bien, ou que tu eusses souhaité, mais en deffaut de meilleurs, ils sont approuvez de la commune.

ALEXANDRE. Je te jure le grand Pluton que je cognois ja l' encloüeure, & tu peux par là descouvrir que non sans cause je desirois que mes gestes fussent redigez par Historiographes Royaux. Car si ceux dont tu parles eussent esté de bon discours, ils eussent tout autrement donné de moy à entendre qu' ils n' ont fait. Premierement en tant que touche ce premier defaut que tu m' imputes de changement de vestemens, je te supplie dy moy, que pouvois-je moins faire pour l' avancement de moy & des miens, m' estant par longues peines impatronisé de cette Monarchie des Perses, sinon pour m' en rendre paisible possesseur, & sans renouvellement de guerre, familiariser de quelque chose avec eux? Au moyen dequoy (comme si j' eusse esté leur propre Prince & naturel) je quitay les habillemens à la Macedonienne, pour faire paroistre à ce nouveau peuple conquis, que je ne pretendois estre Roy moins debonnaire en son endroit qu' avoit esté Darius. Et si m' aiday de luy en plusieurs expeditions & entreprises, comme ayant grande confiance en luy. Voire estant Darius decedé, je m' emparay de l' ancien cachet des Roys de Perse duquel je cachetois mes lettres, lors que j' escrivois aux Persans, non que pour cela neantmoins je laissasse de suivre mon train ordinaire, escrivant à mes Macedoniens. A ton advis pouvois-je mieux tenir les cœurs de cette grande Monarchie à ma devotion, que m' entretenant en cette façon avec eux? Pour cette cause quelquesfois leur commis-je la garde de mon propre corps: En quoy je les rendis tellement miens, que sans aucune difficulté je pouvois faire estat de leur vie comme de celle de mes Grecs. Et toutesfois quelque murmure qu' en fissent les Macedoniens, tu n' ouys jamais (comme je croy) dire que j' en traitasse les miens plus mal. Au contraire la plus part d' eux las & recreus des longues guerres, m' ayans demandé congé pour retourner voir leur famille, je leur abandonné à leur poste la somme de dix mil talens pour en prendre chacun d' eux à leur conscience, & sans aucun contreroolle, jusques à la concurrence de ce qu' il penseroit devoir à ses creanciers. Ce neantmoins tu me dis qu' au moyen de certains escrits le peuple est mal embouché en cest endroit de mon fait. He! vrayement tels escrivasseurs en ont devisé à leur aise: Mais entre le faire & le dire, il y a bien grande difference, & falloit (puis que la fortune sur mon premier abord m' avoit esté tant favorable à la conqueste) pour m' entretenir en reputation que je misse toute mon estude à conserver mon acquis. Tu m' improperes que par presumption aveuglee, je me fey en Aegypte appeller fils de Jupiter. Voy je te prie comme toy, ny ce sot populaire n' entendites jamais mes desseins. Et a fin que je t' oste de cest erreur, estimes-tu que lors que ce grand Prestre de la Loy au temple de Jupiter Amon, pour me bien veigner, m' appella d' entree son fils, je fusse si hebeté que je n' entendisse fort bien de quel sens estoit proferee cette parole? Et toutesfois comme estant d' un esprit remuant, speciallement és choses qui appartenoient à ma grandeur, faisant mon profit d' une parole non pensee, je luy fermay la bouche à ce mot: disant qu' avec mil reverences j' acceptois ce titre de fils de Jupiter Amon, & que de bien bon cœur je le recognoissois pour pere. Enquoy combien que ce Prestre eust volontiers ou retracté ou expliqué plus entendiblement son dire, si le chevale-je en tous ses propos de si pres, rapportant le demeurant si pertinemment à cette premiere parole, que luy mesme, soit qu' il me voulust gratifier, ou qu' il decouvrist le fonds de mon intention, condescendit à mon vouloir avant que nous departissions, non toutesfois que je ne fusse fort bien acertené de mon estre. Mais voyant que j' avois encores à exploicter long chemin, & que desja par mes hauts faits, la renommee de moy couroit par tout l' Univers, comme d' un autre Hercule, j' estois fort content d' imprimer cette opinion de divinité és contrees desquelles j' aprehendois la victoire. Qu' il ne soit ainsi tu trouveras que mille fois depuis le voyage d' Amon, je recognu Philippes pour mon propre pere, & sous cette impression je conquestay toute la Perse. Mais lors que je voulu prendre la route des Indes, alors veritablement m' estudiay-je de reimprimer cette opinion de deité prononcee au pays d' Aegypte: Et de faict, aidé des harangues d' un Cleon, je me fey sur cette mesme saison adorer de ceux de la Perside, non pourtant des Macedoniens, ayant tousjours esgard à leur rang. Et pour autant que je voyois qu' un certain escolier Calistene pensant contrefaire le sage, m' estoit unique refractaire en chose qui m' importoit de tant pour mon entreprise, je luy pourchassay sa ruine: mais quoy? 

me sçavroit-on donner le tort de cette mort? Car comme tu peux imaginer, il n' eust fallu qu' un tel mutin pour arrester par ses folles persuasions le cours futur de mes victoires, & destourner cette opinion de divinité, laquelle m' apporta puis apres tant de profit sans coup ferir, que plusieurs petits Roitelets qui eussent peu tenir mes entreprises en bride, soubs ce faux bruit, se submirent à ma puissance, disans tous d' un commun accord, qu' apres Bacchus & Hercules, j' estois le tiers des enfans de Jupiter, qui de l' Europe avois passé jusques aux Indes. Au moyen dequoy pour l' espargne & de mon temps, & de mes gens, il fut expedient qu' un Calistene mourut, en la teste duquel il n' entroit qu' apprehensions scolastiques, & non discours dignes d' un Roy. Au demeurant tu n' ignores combien cette opinion de divinité produict entre les humains de merveilleux & incroyables effects. Cours moy de l' œil toutes ces contrees que tu vois estre en ces bas lieux, distingue les selon leurs bornes & limites, tu ne trouveras aucun personnage d' estoffe, qui pour auctoriser ses pensees n' ait voulu donner à entendre qu' il eust familiarité avecques les Dieux: Ainsi vois tu là ce Solon au canton des Atheniens leur faire accroire qu' il communique de ses secrets à Minerve, Licurge aux Lacedemoniens avec Apollon, aux Romains ce Pompilius Numa abuser du nom d' Aegerie la Nymphe, & un petit quidam de Sertorius tenir le cœur de ses soldats à l' occasion de sa Biche: Et si tu veux estendre ta veuë plus bas, ne vois-tu en cette arriere-coste, Mahommet, & non pas loing de luy ce Sophy, tous deux par ces mesmes moyens, s' estre emparez de la plus grande partie du Levant? Or furent tous ces personnages estimez de bon esprit. Moy ce nonobstant Alexandre, moy dis-je qui pour la grandeur de mes faits emportay le surnom de Grand, suis reputé lourd & goffe, pour m' estre dit fils de Jupiter: Et pense ce simple populaire, que pour une vaine vanterie, je voulusse me faire approprier ce nom ! Je meure encores un coup, Rabelais, si ceux qui m' estimerent si hebeté ne furent bien plus hebetez, d' autant qu' on a peu mesme descouvrir que, quoy que j' usasse ordinairement en mes entreprises de la superstition des Devins, si ne me rangeay-je jamais à leur volonté, sinon en tant que de leur art je pouvois tirer un rapport qui favorisast mes desseins, pour encourager soubs l' ombre de telles frivoles, le cœur de ma gendarmerie: voire & si contraignis Aristandre l' un de mes principaux Devins, voulant passer en la Scythie, de me donner response, non point suivant son advis, ains seulement suivant le mien. Qui me succeda si à poinct, que j' en rapportay telle victoire, qu' un chacun depuis peut sçavoir. Lesquelles choses te peuvent donner à entendre, que pour fin meilleure que le Vulgaire n' a estimé, j' usay à mon advantage de telles superstitions & de l' authorité de Jupiter.

Et pour le regard de l' yurongnerie que tu m' as voulu mettre à sus, quand est ce, je te supplie, que le boire m' a fait oublier mon honneur? je sçay bien que tu m' objecteras la mort de l' un de mes Gentils-hommes Clytus, mais lequel est-ce à ton advis qui s' oublia le plus de nous deux, ou luy qui d' un esprit contradictoire, se voulut formaliser contre moy, jusques à belles injures, ou moy qui les ayant longuement remaschees en mon esprit, fus contraint en fin de tourner mon ire en furie, & executer contre luy ce que la colere issuë d' une juste douleur me dicta? Car quelle sottie estoit-ce à luy de passer de la comparaison des gestes de mon pere Philippes, à ne sçay quels reproches causez sur ma sole divinité? Sur la mort de Parmenion & Philote, & autres mil propos de pique, qui me touchoient de si pres, que s' il faut entrer en comparaison de luy à moy, chacun luy en bailleroit le tort: Tellement que le plus sobre homme, voire de la plus petite condition de ce monde n' eust tant sçeu commander sur soy, ce que lors une juste ire (j' ay cuidé dire une Justice) me commanda d' exploicter. Et comme tu sçais, un subject doit sçavoir comme il parle à son Prince: singulierement des choses desquelles la memoire peut esmouvoir une indignation ou esclandre de son peuple encontre luy. Et ores qu' il soit utile ne luy celer la verité, si est-ce qu' en cecy y est la discretion requise du temps, des lieux & des personnes. De maniere que ces choses bien considerees, on trouvera que ce Clytus s' estant oublié de tout poinct, avoit envie de mourir. Et te diray d' avantage s' il est loisible se repentir d' un bien faict maintenant que je t' entends ainsi parler, je ne suis point tant marry de la mort de ce Clytus, que de la penitence que j' en fey apres avoir recueilly mes esprits. Car le peuple qui juge seulement des choses, par la superficie & escorce, estimant que toutes repentances preignent leur source d' un peché, pensa incontinent qu' il falloit qu' il y eust du deffaut en moy: non toutesfois considerant que non ma faute, ains ma debonnaire nature fut cause du dueil que j' en menay. Parquoy tu fourvoyes grandement & toy & chacun de m' imputer cette mort, estant l' injure de cest audacieux personnage commise en la personne d' un Roy, & telle qu' elle ne se pouvoit reparer, ou pour mieux dire expier, que par la mort mesme. Au surplus dy moy, je te prie, quand me veit-on par mes banquets ou delices (si ainsi tu les veux appeller) mettre en nonchaloir mes conquestes? je ne te nie pas que par fois je n' aye esté excessif. Car rien ne pouvoit porter de petit, l' esprit de ce grand Alexandre, quelque part qu' il se trouvast: mais que je me sois aneanty, tu ne l' oüis jamais dire: ains combien, & qu' en la ville de Babylone, & en celle de Persepoly je regaillardise quelque peu mes esprits, si avois-je tousjours en bute la vaillantise & vertu. Au moyen dequoy ayant tousjours en imagination de poursuivre, jusques au dernier souspir, la vengeance de mon propre ennemy Darius encontre son meurdrier Bessus, qui avoit je ne diray point reduit, ains seduit sous son obeyssance les Bactriens, je croy que tu as peu entendre de la façon que je m' y portay. Car estant tout mon ost fort empesché de bagage, & neantmoins, comme je t' ay dit, ayant ce voyage fort à cœur, & de passer de là aux Indes, je fis apporter premierement toutes mes hardes en une belle campagne, puis celles de tous mes soldats, & attendant un chacun quelle yssuë prendroit ce spectacle, apres avoir mis le feu dans les miennes, commanday qu' on bruslast les autres: Si que sans aucun murmure, oublians les bons temps que nous nous estions par quelques jours donnez, je reduisis toutes choses en leur premier train. Et à tant j' entrepris le voyage des Bactriens, & des Scythes, où je ne reciteray les neiges, les froids, les gelees, & mesmement la famine que nous eusmes à supporter, quand au lieu de chair & de froment, fusmes contraincts nous repaistre d' herbage & poisson, & finalement, en ce defaut, de la chair de nos chevaux de voiture. Ce neantmoins tu peux penser que si j' eusse eu le vin, & delices en telle recommandation comme on dit, j' avois prou de pays à mon commandement pour passer aisément, & à mon plaisir cette vie, sans prendre la volte des Scythes & Bactriens, desquels, outre l' honneur, je ne me promettois rapporter aucun gain que des cailloux. Partant tu peux par là descouvrir, que je n' asseruy oncques mon esprit dessous les plaisirs, ains que j' asseruy seulement les plaisirs dessous mon esprit, faisant comme le bon soldat, lequel par fois choisit son aise quand il se trouve de repos, sans que pourtant il pretende s' exempter d' aucun travail, quand l' occasion se presentera. Au demeurant ce n' eust point esté acte de mortel si je n' eusse assaisonné mes travaux de quelques recreations, entre lesquelles si tu trouves estrange que j' usay quelquesfois de banquets demesurement, prens t' en à ce grand Philosophe Platon precepteur de mon Aristote, de la Republique duquel j' avois appris pendant mon jeune aage, qu' il estoit bon de fois à autres faire banquets & festins entre les siens pour plusieurs causes & raisons, par luy plus amplement deduictes.

Et quant au Parmenion & Philote que tu dis nonobstant leurs merites avoir par mon commandement esté mis à mort, si tu sçavois combien la jalousie est familiere à tous Roys, mesmes au faict de leur Estat, tu ne m' en accuserois. Je receus plusieurs services de l' un & l' autre, lesquels je recogneus sans mesure tant qu' ils firent leur devoir, mais quand ils tournerent leurs robbes, descouvrant par plusieurs demonstrations, l' animosité qu' ils avoient conceue à ma ruine, je leur joüay de contreruse, & telle qu' elle fut trouvee bonne par l' advis de mon conseil estroit. Ne sçais tu pas les lettres qui furent surprises de la part de Parmenion? La confession de Philote en mourant, & autres telles presomptions si poignantes, que je ne pouvois de moins faire pour ma seurté, que de vuider le pays de deux tels personnages, qui apres moy avoient toute preeminence dessus ma gendarmerie? Et pour ce je te supplie Rabelais de digerer mieux ces affaires, & penser si de tout ce que j' ay deduit on me doit blasmer, ou si on le doit rapporter à ceux qui temerairement & contre mon ordonnance voulurent publier mes faits: t' advisant au demeurant, qu' il ne faut qu' homme du monde entrepreigne de mettre la main à la plume pour escrire une histoire, s' il n' est digne par mesme moyen de manier les affaires, autrement le plus du temps soubs umbre d' un jugement d' escolier, & seulement par ce que pour n' avoir rien veu, il luy semblera qu' ainsi il le faille faire, renversera par son beau parler les plus braves entreprises des Princes, & extollera le plus sottes: Et ce pendant un simple peuple, qui se laisse du tout manier au plaisir de ces beaux escrits, demeure à tort & sans occasion mal informé de nous autres.

RABELAIS. Tu n' es point certes, Alexandre, hors propos. Et de moy pour te dire le vray, je ne m' amusay jamais à reprendre telles petites particularitez, mesmement en ce qui appartient au vin. Car si tu aimois le meilleur, aussi tant que j' ay peu, je ne beu jamais du pire. Mais j' ay trouvé tousjours fort estrange que tu travaillasses ainsi, non point pour toy, ains pour les autres, ausquels tu donnois les charges des grandes provinces, lors que pour contr'eschange, tu te partageois seulement des grandes peines & fatigues: en ce cas, ores que tu pensasses beaucoup faire pour toy, n' estant neantmoins autre chose que serviteur de tes serviteurs, subjet de tes propres vassaux, lesquels dormoient à leur aise (bien que sous ton nom) pendant que tu veillois, rioient lors que tu te tourmentois, reposoient quand tu travaillois, lesquels actes n' estoient autres que de Royauté, & les tiens estoient plus serviles.

ALEXANDRE. J' aimerois tout autant que tu disses que l' homme fust serf de la beste, par ce qu' il advient aussi par le commun cours de nature, que la plus part de tous les autres animaux n' ont aucune aisance de viure que par l' industrie de l' homme: Et toutesfois tu sçais bien quelle prerogative a l' homme par dessus tout autre animal. Parquoy ce que l' homme est sus la beste, aussi fus-je dessus tous les miens, n' estimant aucunement mon plaisir, sinon en tant qu' il se conformoit à ma grandeur. En quoy d' autant me reputay-je plus heureux, que j' eu tousjours la fortune correspondante à mes souhaits: Voire qu' il est certain que lors que mes ennemis me penserent plus nuire, pour mettre abregement à mes jours, ce fut l' accomplissement de mon heur: Par ce qu' ayant atteint au sommet de la fortune elle eut tourné sa rouë d' autre sens, n' estant (comme il est à presumer) attachee avec cloux de diamans. Qui m' eust apporté pendant ma vie trop plus de morts, que celle à laquelle, quelque chose que je retardasse, il me falloit arriver.

RABELAIS. Et bien quel profit sens tu de cette grandeur maintenant? en és tu autre que moy?

ALEXANDRE. Je te diray, Rabelais, si entre les vanitez de ce monde il y en a aucune qui emporte quelque poinct par dessus les autres, vrayement c' est cette-cy, qui prend son addresse à l' honneur, duquel si tu fais aucun compte, tu ne mettras semblablement aucune separation entre la vertu & le vice. Tant y a qu' il me suffit pendant le cours de ma vie avoir eu assouvissement de tous mes desirs, & apres ma mort servir aux braves Capitaines de Patron en vaillantise & proüesse.

RABELAIS. Et je te dy Alexandre, quelque chose que tu penses estre de plus grand que tous tant que nous sommes en ce lieu, qu' entant qu' à moy est, je ne m' estime à present moindre ny en grandeur, ny en contentement que toy: estans toutes tes grandes conquestes esvanouïes à neant, mesmes qu' il ne t' en souvient qu' à demy, & à mesure que les derniers venus en ce lieu te les remettent en la teste. D' avantage si tu en as souvenance, le regret que tu as maintenant de te voir petit compagnon, te doit causer telle fascherie, qu' il te seroit beaucoup plus expedient qu' avec ton corps tu en eusses perdu la memoire. Joinct que cette grande divinité qui se presente maintenant devant tes yeux, te doit faire mettre en oubly & nonchaloir, toutes les vanitez de l' autre monde.


Fin du Pour-parler d' Alexandre.


TABLE DES MATIERES PLUS REMARQUABLES CONTENUES ES RECHERCHES DE LA FRANCE.

(pag. 1051 du Pdf – Omis.)

miércoles, 16 de agosto de 2023

POUR PARLER DE LA LOY.

POUR PARLER DE LA LOY.

En ce Dialogue l' Autheur entend detester plusieurs esprits libertins, qui se donnent tous discours en bute, monstrant combien il est chatoüilleux de donner loy & permission à chacun de disputer de la Loy generale, sous laquelle il est appellé: Et en passant, descouvre la calamité d' un malheureux siecle, auquel le bon endure aussi bien que le mauvais, sous un pretexte mal emprunté de la Justice.


PREMIER FORÇAT. LE COMITE.

SECOND FORÇAT.


Seigneur Comite pour Dieu mercy, & ne vueille exercer en mon endroict toutes sortes d' indignitez, mais si en toy a (comme en toute personne vivante) quelque marque d' humanité, de grace que la qualité & estat de ma personne te flechisse. 

COMITE. Et qui est donc ce causeur qui publie ses qualitez?

I. FORÇAT. En premier lieu, Seigneur Comite, entens que je ne suis point né Barbare, mais extraict de cette florissante nation d' Italie, davantage que mon influence choisit pour lieu de ma nativité, cette brave ville de Rome, jadis chef de tout l' Univers, & ores Siege des SS. Peres. En toutes ces deux parties heureux certes & trop heureux, si, contant de ma premiere fortune, & guidé simplement par mes instructions maternelles, je n' eusse voulu penetrer és secrets de la Philosophie. Ainsi te peux tu bien vanter d' avoir icy à ta cadene, non seulement un Italien, mais un Romain, & encore un Romain Philosophe.

COMITE. Vray Dieu quel fantosme est-ce cy! comment se pourroit-il bien faire qu' entre tant de pendarts, j' eusse non seulement icy un Philosophe pendart? Car d' Italiens & Romains, ce ne m' est point nouveauté d' en avoir veu par leurs delicts, arriver à mesme condition que celle où tu és à present, mais oncques autre Philosophe que toy je ne vey estre exposé à la rame. Aussi avois-je tousjours entendu que cette Philosophie, laquelle je cognois seulement de nom, estoit un guidon de tout heur, sans lequel nous ne participions en rien de l' homme, fors de l' exterieur de la face. Tellement que maintesfois avec un regret du passé, je detestois ma fortune, & l' injustice de ceux qui eurent la premiere charge de moy: lesquels, comme jaloux & envieux de mon bien, me destournerent si tost des livres, à peine les ayant goustez.

I. FORÇAT. Je ne sçay pas si les livres t' eussent apporté ce bien que tu estimes: parce que tu ne fusses pas tant arrivé à ce point de Philosophie, dont tu parle par leur lecture, que par un assiduel pour-pensement & rapport en ton esprit de toutes choses, qui d' une suite & liaison se tirent de l' une à l' autre. Au reste je te prie que de cette heure, te faisant par mon malheur mieux advisé, tu n' impropere plus à tes parens l' opinion qu' ils eurent de t' entremettre à negotiation, peut estre de plus grand poids que ces vains & inutiles discours, desquels est seulement venu tout le motif de mon mal.

COMITE. Tu palieras les matieres en telle sorte que tu voudras, si ne me sçavroit-il passer devant les yeux, que de cette Philosophie, ains que plustost de ton forfaict ne soit advenu le malheur qu' il faut maintenant que tu boives.

I. FORÇAT. Seigneur Comite, tous tant de Forçats dont tu as icy le chastiment, ont delinqué chacun en leur endroit, sans aucun discours de raison, semonds seulement à mal faire d' une malignité d' esprit: mais s' il te plaist que je te file de point en point, & raconte par le menu l' occasion de mes Galeres, tu entendras que non point par un lasche cœur (ja ne plaise à celuy qui tient l' escrin de mes pensees que j' encoure jamais telle reproche) mais que par un certain jugement je suis tombé en l' erreur dont il faut que malheureusement à cette heure je souffre la punition.

COMITE. Et bien je suis tres-content, pendant qu' il ne fait temporal, & que nous sommes icy à l' anchre en ce lieu de seurté & repos, te donner audience pour quelque temps: mais premier que de t' avancer, pour quelle desconvenuë fus tu amené en ce lieu?

I. FORÇAT. Pour plusieurs occasions, qui sonnent mal envers vous, comme font meurtres, paillardises, larcins, & autres choses que selon vos loix ordinaires, vous appellez fautes & malversations.

COMITE. En bonne foy tu me payes icy en chansons, & faut bien dire que ta profession soit contrevenante à ta parole. Car qui fut oncques le Philosophe qui fit mestier & marchandise de telles denrees, fors que toy? Et si je suis bien recors, j' ay quelquesfois appris, que les plus sages, desquels tu te vantes emprunter le nom, s' esloignoient autant de femmes, argent, & autres telles piperies, qui esmeuvent nos passions, comme aujourd'huy nous y sommes enclins & subjets.

I. FORÇAT. Tu t' abuses Seigneur Comite, & ne faut point en cecy faire une generalité, d' autant que si on veit quelquesfois un Xenocrate morne & pensif, avoir eu une femme à l' abandon sans luy toucher, je luy mettray en contrecarre, un Aristipe, non moindre que luy en renom, publiant entre ses plus notables rencontres, qu' il ressembloit le Soleil, lequel sans se soüiller, esplanissoit ses rayons dans les esgousts, & escluses: & luy du semblable sans alteration de son bon sens ou esprit, alloit & frequentoit les bordeaux. Semblablement si vous eustes un Diogene folastre, vilipendant les deniers, de son mesme temps en contr' eschange ce grand personnage Platon hantoit les Cours des grands Seigneurs, sous tel espoir de profit qu' il se proposoit en tirer: Et pour te dire en peu de paroles, tous les Philosophes anciens furent hommes, consequemment attrempans, ou pour mieux dire hypocrisans & desguisans leurs passions, selon qu' ils estoient plus discrets: mais qu' ils s' en trouvassent aucuns impassibles, ce sont certes illusions & abus, dont ils s' entretenoient en credit envers le simple populaire, sous l' escorce de leur beau parler. Au demeurant quand tous ceux-là dont tu parles eussent esté tels que tu dis, ne pense point Seigneur Comite, que jamais j' asservisse mon esprit dessous les preceptes d' autruy, ains tant qu' une liberté & franchise a peu voguer dedans moy, tant me suis-je consacré à une Philosophie. Que si par fois, par une taisible rencontre de jugemens & humeurs, je me suis trouvé simbolisant en opinion avecques autres, fais moy de grace ce bien de croire, que non par une vaine authorité de mes ancestres, je me sois mis de leur party à cause de leur primauté, mais seulement pour autant que tel ou tel fut mon advis, aidé de quelques raisons qu' un long discours m' avoit apportees: Et pour ce ne me mets point sur les rangs quels ayent esté mes ancestres. Suffise toy, puis qu' il te plaist en ma faveur desrober une heure à tes plus urgentes affaires, que dés que j' eus cognoissance des choses, je projettay de n' endurer jamais injure, de n' estre jamais souffreteux, & au surplus donner la vogue à mes plaisirs comme j' avois le vent en poupe. De là, si tu le veux sçavoir, est issuë toute la source de mon mal. Et a fin que tu l' entendes tout au long, sçaches seigneur Comite que discourant sur toute cette ronde machine apres un long divorce de toutes choses en mon esprit, je resolu à la parfin un fondement perpetuel, sur lequel depuis je basty toutes mes pensees. Le fondement dont je te parle c' estoit Nature: de cette Nature, disois-je, si nous croyons aux Legistes, sont provignees toutes leurs loix, de cette mesme les Medecins prindrent naissance, lesquels pour cette occasion furent anciennement, ce me semble, en la France appellez par mot Grec Physiciens, de ceste Nature, les arts, de cette Nature, les sciences: Parquoy à cette grande Nature, faut generalement raporter toutes nos œuvres & pensemens. 

Or que me causa tout ce discours? une telle confusion que remaschant tout cecy en mon cerveau, il m' entra en teste, non du premier jour, ains petit à petit, & par quelque traicte de temps, que ce mot de larrecin avoit esté inventé par tyrans, la vengeance ostee par covards, & la copulation charnelle modifiee par personnes de petit effet, & qui mesuroient le commun devoir selon le cours de leurs puissances particulieres. Premierement je voyois que au cours de nostre premiere Nature tout estoit tellement uny, que sans aucune distinction du Mien & Tien un chacun vivoit à sa guise, mettant en communauté tout ce que lors la terre gaye produisoit de son propre instinct: de son propre instinct (dy-je) par ce que depuis ennuyee du tort que nous luy faisons, ayant donné de son creu aux uns & aux autres particuliers ce qui appartenoit au commun, retira dans ses entrailles toute sa force, deliberee de ne nous communiquer ses thresors, si elle n' estoit sollicitee d' an en an, par assidues instances & semonces de nos charrues. Ainsi devisant à par moy: Toutes choses sunt (sont) donc communes, & cestuy-cy disgratié en toutes parties, & seulement une image taillee en homme fera son propre du commun: Et moy pauvret, que nature voulut assortir d' un cœur genereux & hautain, feray hommage à cette Idole reparee, qui n' aura yeux pour considerer mes merites: ny aureilles pour les convertir à mes prieres? Plustost plustost m' envoye le Ciel tout ce desastre que souffrir vie si penible. Et en cette resolution conduisant mes discours à effect, je me mis veritablement à desrober, mais quelles choses? celles que je pensois communes: estimant que puis qu' on semoit sur le fonds auquel j' avois droict par nature, je n' en pouvois devoir au fort que les façons. Et ainsi continuay de là en avant mes larcins, me chatoüillant en cest endroict, & flattant de la commune usance des autres, lesquels je voyois (encores que par mot desguisé) toutesfois sous le nom d' une trafique generale, estre d' un mesme mestier que moy: estant loisible à un chacun de decevoir son compagnon jusques à la moitié de juste prix.

COMITE. Et viença gentil Philosophe, ne te devoit-il souvenir que par cette sotte opinion tu violois non seulement les loix humaines, mais aussi celles de Dieu, qui te commandent n' avoir rien de l' autruy?

I. FORÇAT. Je te diray, j' arrivay en fin sur ce poinct, & apres plusieurs tracassemens & destours, je m' advisay que cette mesme police de communauté se tenoit dans les Religions plus recluses & familieres de l' observance du vieux temps. Au moyen dequoy je concluois qu' il falloit par necessité que celuy seul fust larron, qui troublant l' ordre de nature voulut attribuer à son usage peculier, ce qui estoit commun à tous: Ce ne suis-je doncques point, disois je, qui doive estre appellé larron, ains celuy qui premier mist bornes aux champs, celuy qui encourtina de murs les bourgades, bref, celuy qui plein de doute & soupçon, fortifia de frontieres son pays à l' encontre de son voisin, & tous ceux generalement qui serrez dans mesme cordelle, establissent toutes leurs loix sur cette particularité d' heritages & possessions. Estant donc en cette opinion, & envelopé dans ce labyrinthe de folie, folie puis-je bien nommer, puis que l' evenement me l' apprend, de cette opinion je tournay mon pensement en un autre erreur d' aussi fascheuse digestion, peut-estre que le premier. Fortune qui sur l' entree acheminoit mes entreprises à mon souhait, pour ne manquer d' honneste pretexte, me voulut de larron faire devenir gendarme.

COMITE. Un gendarme donc Philosophe. Et vrayement tu m' en veux conter, comme s' il y avoit en France autres Philosophes que ces grands Regens, qui de tout temps se sont habituez és fameuses Universitez, comme est celle de Paris.

I. FORÇAT. La plus part de ceux dont tu parles sont maistres és Arts, & qui n' apprindrent onc autre chose que de parler congruement, avec quelques petites fleurettes & embellissemens d' histoires Grecques ou Latines, dont ils reparent leurs escrits: mais que jamais ils sonderent profondement les poincts qu' ils jugent infaillibles, je meure si tu en trouves un tout seul.

COMITE. Certainement tu me fais rire, & ne l' eusse jamais creu, mais pour ne t' esloigner de ton propos.

I. FORÇAT. Soudain que je me vey apoincté sous la charge d' un Capitaine (qui à la verité m' avoit en quelque reputation pour me veoir, contre l' ordinaire des siens, par fois sortir à mon honneur de quelque propos de merite) il m' entra en la fantaisie un certain esprit de vengeance, non point vrayement par legereté, comme tu peux apercevoir, en la plus part de ces nouveaux advanturiers, lesquels ne se voyent bransler l' espee à leur costé qu' ils n' accompagnent aussi tost leurs gestes d' un minois de mauvais garçon, avec une infinité de reniemens & blasphemes: mais conduisant toutes mes œuvres par discours, je ruminois que si par instigation de Nature nous devions bien vouloir à ceux qui nous moyennoient quelque bien, tout de la mesme raison devions nous mal vouloir aux autres qui nous pourchassoient nostre mal.

COMITE. Ouy, mais tu sçavois bien que nostre Religion t' enseignoit du tout le contraire: quand il est porté par expres de rendre le bien pour le mal. 

I. FORÇAT. Tu dis vray, mais je destournois ce passage en autre sorte que tu ne fais, le prenant à mon advantage pour article de conseil, & non de commandement. Pour cette cause conduisant ce mien propos jusques à mainmettre, je resolvois de souffrir plustost mille morts, que d' endurer une injure, opinion grandement louee entre nous autres Italiens, & davantage tant approuvee de toute memoire par la Noblesse de France, qu' il semble qu' anciennement celuy qui poursuivoit son injure ne fist tant acte de vengeance, que de deffence. A raison dequoy (si comme estranger je ne m' abuse en l' observation de vostre Langue) entre deffendre & revenger, vous autres Messieurs les François ne mettez point de difference. Tant y a que d' une mesme fonteine (fontaine), bien que les effects fussent divers, je tirois l' amitié d' un pere à un fils, l' honneur que l' on porte à la vieillesse, la compassion des desolez, la recognoissance des biens faicts, & finalement la vengeance, toutes lesquelles notions je reputois estre engravees en nous, par cette grande mere Nature par une taisible obligation: que successivement nous nous procurons l' un l' autre. Voire que si outre l' instinct de Nature on estimoit beaucoup les quatre premieres, pour l' occasion du public, cette derniere ne devoit moins estre estimee, a fin que celuy qui nous offençoit, apprit par son propre exemple à refrener ses injures, & ne faire tort à autruy: qui estoit un des premiers endoctrinemens de Justice. Que veux-tu plus? De larron je me fis brave homme, & soustenant le poinct d' honneur s' il en fut onc, sans toutesfois que pour l' exercice de l' un, je misse l' autre à nonchaloir. 

COMITE. Tu me contes icy merveilles, d' autant que malaisément ces deux qualitez s' accouplent ensemble, comme ainsi soit que l' une procede de la part d' un homme genereux & magnanime, & l' autre d' un cœur lasche & chetif. Car quant au tiers poinct concernant le plaisir des femmes, lequel tu n' as encores deduit, je ne m' en scandalise beaucoup, comme estant un peché commun, & qui nous est dés nostre jeunesse affecté par une certaine & cachee suggestion de Nature.

I. FORÇAT. La verité est telle que tu dis. Aussi faisant le foye ses distributions naturelles en nous, il envoye aux vaissaux spermatiques le sang plus espuré, comme à chaque autre de nos membres ce qui luy est plus necessaire pour l' entretenement de ce corps.

COMITE. Quand en tout ce que tu deduis il y eust eu quelque apparence, comme toutesfois il n' y a, pour une infinité de raisons que l' usage & sens commun nous a apprises, si est-ce qu' encores te falloit-il mettre frein & moyen à tes pensees. De ma part bien que je n' eusse jamais le loisir de passer tant de resveries en mon esprit, si est-ce que selon mon gros sens, il me semble que tu estois beste, & que si tu eusses esté plus sage, tu te fusses contenté de viure selon la loy de ton pays.

I. FORÇAT. Tu me rameines en une grande difficulté. Car qui sçait si j' eusse peu gaigner ce poinct sur moy, estant né pour estre quelque jour exposé en cette misere où tu me vois, & qu' il falloit que pour quelque mien meffait je fusse mis à la chiorme? Quoy que ce soit, pendant que trop ententif je conduis toutes mes actions au cours de cette brusque Philosophie, je suis tombé en l' estat où tu me vois à present. D' une chose te veux-je prier, pour toute conclusion, c' est que si en toy se loge quelque estincelle d' humanité, ainsi que ta face & façons m' en donnent certain prognostic, tu vueilles espargner envers moy la puissance que tu as de meffaire, & me traicter non selon ma presente fortune, ains selon celle de laquelle j' estois plus digne.

II. FORÇAT. Seigneur Comite, entens, je te prie, ce que j' ay à te dire, sans t' arrester si longuement aux paroles de cet Italien.

COMITE. Et qui es tu?

II. FORÇAT. Qui je suis? à peine te le puis-je dire en ces abysmes d' opinions, esquelles nous sommes maintenant plongez, voyant ces Philosophes masquez tels que celuy que tu as icy accosté, revoquer toutes choses en doute, voire celles qui sont plus claires que le jour. Car que te puis-je asseurer si je suis homme ou beste, puis que la plus part de nous tous, dessous un faux visage d' homme, couvrons des opinions bestiales? Toutesfois si tu veux sçavoir mon estre, sçaches que je suis né natif du monde.

COMITE. Tu ne nous dis rien de nouveau.

II. FORÇAT. Trop plus nouveau que cela que t' a dit ce sot Italien, quand sur le commencement de ses propos pour se magnifier envers toy, il s' est vanté estre yssu non seulement de l' Italie, mais aussi de cette grande villasse ou villegaste de Rome. Et quant à moy, encores que ceux qui eurent de moy cognoissance, pendant ma plus heureuse fortune, me publiassent de cette genereuse & brave nation de France, si n' en fey-je jamais aucun compte, ains tousjours reputay en moy cette loüange estre mal acquise, que l' on pensoit tirer d' une vaine opinion de son pays. D' autant qu' oncques nation si barbare ne se trouva qui n' enfantast de bons cerveaux: Vray que les emploites & exercices d' iceux se sont trouvez estre divers, selon la diversité des contrees, chacun accommodant son sens aux mœurs des Regions, & au cours des necessitez qu' il voyoit avoir plus de lieu és pays où ils s' estoit destiné de passager cette vie. 

COMITE. Sur mon Dieu, selon ce que j' en puis juger tu n' es point du tout hors de propos.

II. FORÇAT. Par là doncques tu peux cognoistre en cest Italien, dés l' entree de ses arraisonnemens, je ne sçay quoy de sa nation, c' est à dire d' un homme vanteur, & qui pour quelque heureux succez qui advint quelquesfois à ces vieux Romains, estime au regard de soy, le surplus de toutes nations barbare, non considerant toutesfois que tout ainsi que jadis cette Rome envahist la plus part de toute autre contree, chaque contree depuis a voulu avoir encontre elle sa revange: qui a tellement succedé, que de toute cette Italie ne luy reste que le nom. Bien est vray que pource qu' ils ouïrent dire que leurs ancestres sur toute chose eurent leur liberté en recommandation, tout ce demeurant depuis s' attachant sans plus à ce mot, imagina non pas une liberté telle que pratiquoient les Romains à la conduite de leur police, mais une certaine licence qu' eux tous rongent contre le public. De maniere que la plus part d' eux vivant sous une & autre domination, ne songe à autre chose qu' à quelques libertez mal basties, qui toutesfois luy sont bonnes, mais qu' elles tournent à son profit, quoy que peut estre elles se trouvent contrevenantes aux bonnes mœurs. De là sans chercher autre source, est venu toute l' ignorance de ce folastre Italien; de là est procedee l' imagination qu' il a de la communauté des choses. Imagination toutesfois non conceue pour autre raison, sinon pour autant que Nature dés la naissance de luy, ne fut en son endroit si prodigue de ses richesses, comme à plusieurs, d' autant que si dés son premier estre il eust rencontré la fortune plus favorable, maintenant eust-il presché tout d' autre sorte. Et tout de la mesme façon que ce gentil Philosophe a voulu approuver la communion des richesses, un autre aussi advisé, mais peut estre plus riche que luy, faisant un nez de cire à Nature, prouvera par elle mesme la separation des domaines, telle que la praticquons aujour-d'huy. Parquoy pour te dire en peu de paroles, Comite, ce n' est point Philosophie, ains plustost vraye folie, vouloir par un particulier jugement retifuer contre l' esperon de nos loix: ains me semble qu' en un seul mot tu luy as trop plus que Philosophiquement coupé la broche, quand d' un bon sens naturel sur la fin de ses propos, tu luy as dit que posé que tous ses discours fussent de quelque apparence, si les falloit-il abhorrer, pour autant que comme le bon soldat il ne vivoit point au commandement de son Capitaine. Car pour te dire le vray (outre ce que tous les poincts qu' il a eu grand peine à te faire trouver bons, sont du tout contrevenans à nostre Christianisme) certes des choses qui touchent à la loy, mais qu' elles nous soient donnees à entendre, la dispute nous en doit estre du tout retranchee: autrement si vous en levez les defenses, vous ferez d' une souche autant de branches, comme vous les avrez entees en une diversité de cerveaux, & s' entretiendra un chacun en cette loy selon le cours de ses humeurs, ou de ce qu' il verra luy estre le plus expedient & apoint, pour parvenir à son intention.

COMITE. Tu dis vray, mais viença quand je m' advise. Esclave, pour quel forfaict fus tu doncques confiné en ce lieu? Car je croy par cette foy si asseuree que tu as ton Prince, que qui ne t' y eust amené tu n' y fusses jamais venu de ton bon gré.

II. FORÇAT. En bonne foy, Comite, ce n' a esté mon delict, mais ma bonté qui m' a pourchassé cette peine.

COMITE. Seigneur Dieu voicy des merveilles.

II. FORÇAT. Patience, car s' il te plaist que tout au long je te raconte le temps passé de ma vie, croy m' en Comite, & t' en informes plus amplement si bon te semble, par ceux qui ont de moy cognoissance, oncques jour de ma vie je ne pensay de transgresser ma loy d' un seul poinct, de propos deliberé, ains tousjours me suis evertué de me conformer au cours d' icelle, & en ce faisant ne faire au prejudice d' autruy chose qui me tourneroit à desplaisir, estant attentee contre moy. Premierement tout mon dessein fut de mener une vie calme, bannie de cette grande Cour des Seigneurs, & semblablement des tumultes & chiquaneries des Cohues, non toutesfois qu' en ce projet je ne recogneusse fort bien n' estre point né pour moy seul. Au moyen dequoy je determinay aider aux necessiteux de mon bien, ou de mon conseil, selon l' exigence des cas: qui m' apporta telle faveur & applaudissement envers un simple populaire, que de ceux qui me cognoissent je fus reputé pour un Roy: Roy veritablement estois-je, par ce que sans passion je guidois toutes mes œuvres, & si je voyois quelques uns, comme zelateur du pien public s' aigrir encontre la justice, estimans par leur opinion particuliere qu' elle fust mal administree, ou murmurer contre la licence des grands, comme outrageusement entreprenans sur la liberté du commun, au contraire tousjours je pensois que tout se faisoit pour un bien, voire que les choses allans mal (ce que je ne me pouvois faire acroire) il falloit que d' un grand desordre s' engendrast à la fin finale un ordre, ainsi que de l' ancien Chaos & confusion s' escloyt la concorde universelle de toutes choses. Et au surplus je resolvois que c' estoit combatre son umbre, d' entrer en telles vanitez, desquelles le remede gisoit en la seule main du Seigneur: non de ce seigneur superficiel, qui n' est que comme une monstre de l' autre, mais de celuy qui luy seul tient le gouvernail de ce monde: partant que trop meilleur estoit sans se tourmenter vainement ny des honneurs, ny de l' heur ou malheur de nostre saison, penser qu' il n' y eut jamais homme qui se contentast de son temps. Ainsi vivois-je en ma maison reiglee pour te dire sans vanterie, comme une vraye Republique, distribuant les offices à un chacun de ma famille, & ce que chacun avoit à faire selon la grandeur & portee de son esprit: faisant à tous mes serviteurs faveur selon le poids de leurs merites: Chose trop longue à te deduire: suffise toy Seigneur Comite, qu' estant en cette tranquillité & repos de mon esprit cogneu des hommes vertueux, non toutesfois bien voulu de quelques favoris des Dieux, fortune jalouse de mon heur, ou peut estre me prenant pour un autre, me procura tout le desastre auquel tu vois que je suis.

COMITE. Et vrayement tu avois trop bonne ame pour estre envoyé aux galeres.

II. FORÇAT. Je prosperois & accroissois moyennement mon avoir, sans faire tort à autruy: mon bien pour te le faire court, a esté cause de mon mal.

I. FORÇAT. Et comment estois tu si sot, puis que comme homme de cerveau tu pouvois discerner aisément que l' origine de ton malheur provenoit de tes richesses, que tu ne les abandonnois premier que de tomber en tel accessoire?

II. FORÇAT. Il n' en a pas tenu à moy, & le Castor me donnoit enseignement de ton dire; mais il estoit necessaire, a fin qu' on ne faillist de pretexte, prendre le corps pour avoir confiscation de mes biens.

COMITE. Tu nous conte icy merveilles, comme si ceux qui tiennent la Justice en main se fussent de tant oubliez.

II. FORÇAT. Ceux dont tu parles jugent par l' examen & instruction de tesmoins, à cause dequoy est fort facile leur imposer, sans toutesfois que pourtant il leur faille rien improperer de leur office. Car leur estant la loy prefixe comment ils doivent proceder sur nostre vie ou nostre mort, que peuvent-ils faire de moins, que s' arrester en la preuve qu' ils ont tiree de l' asseurance & confrontation de quelques hommes, de la parole desquels depend le fil de nostre vie, en tel cas? Partant, ce n' est point à mes Juges à qui j' en porte maltalent, ny semblablement à celuy qui par une liberalité de mon Prince possede aujourd'huy tout mon bien, car paraventure par une mesgarde, & sous un faux donner à entendre s' est-il acheminé à la poursuite de ma ruine. Et à qui doncques? peut estre à mon Instigateur? certes nenny: pour autant que j' ay opinion que par permission divine cet homme ait esté suscité pour executer contre moy le jugement de Dieu, lequel à la longue s' il luy plaist sortira meilleur effect.

COMITE. Et je te jure mon Dieu qu' oncques telle patience je ne veis dessous cette cappe du ciel. Mais encore, as-tu point eu de regret apres la perte de tous tes biens, d' estre exposé aux bastonnades & anguillades de ces galeres?

II. FORÇAT. N' en fais doute, d' autant que je n' approuvay & n' esprouvay jamais l' indoleance tant preschee & solemnisee par quelques vieux radoteux & Philosophes de pierre, toutesfois ayant par une longue traicte recueilly en moy mes esprits, joint que c' estoit un faire le faut, duquel je ne me pouvois dispenser, je concluds de porter mon mal non sans grande douleur de mon corps, estant inacoustumé de recevoir telles caresses: mais avec telle patience que le discours des choses humaines me le pouvoit moyenner. Parquoy amassant toute cette masse de l' Univers ensemblement, je commençay à courir sur les Roys, Princes, & grands Seigneurs, puis sur les Magistrats & autre telle maniere de gens, qui tiennent le second rang entre nous, & ainsi de l' un à l' autre entretenant mes discours, je voyois que nous tous tirions unanimement à la rame, non vrayement manuellement, mais que chacun de nous estant ainsi qu' en une grande mer, agitez des flots & vagues, n' estions non plus que des pauvres galiots, jamais en repos, jusques à ce qu' eussions pris terre, receptacle de tous nos maux, quand apres avoir satisfaict au commun cours de nos miseres, en fin de jeu sommes contraincts luy sacrifier la derniere despouille de nous. Car si tu y prens garde de pres tu trouveras que combien que le populaire soit serf & vassal des grands Seigneurs, qu' eux mesmes en cette affluence de biens & faveur de toutes choses, se rendent les uns des autres esclaves, pour se maintenir en grandeur: Parce qu' un chacun plus veut il

estre grand & embrasser l' ambition, plus sent-il de fleaux & molestes dans son ame. Tellement qu' au plus grand contentement de ce monde, encores n' est-il pas content. Or est-ce une chose asseuree qu' oncques aucun de nous ne naquit, moyennant qu' il fust accompagné de quelque petit esprit, qu' il n' aspirast quant & quant à monter aux honneurs, & aux biens, sans trouver assouvissement. Ainsi sommes nous tous miserables: voire ceux qui par commune reputation des idots (idiots) sont icy tenus pour heureux. A bon droit donc Seigneur Comite, dois-je prendre consolation, puis qu' en ma grande adversité j' ay pour compagnie les grands Roys.

COMITE. Consolation peux-tu prendre en ce grand repos d' esprit, & à la mienne volonté cher amy (car ainsi te veux-je nommer) que tels Esclaves que toy gouvernassent nos Republiques, ou pour le moins que les Magistrats qui ne te ressembleroient de cerveau, tinssent le lieu que tu tiens icy. Et au surplus, tant s' en faut que j' esgale la condition de plusieurs tyrans à la felicité de la tienne, qu' au contraire je t' estime sans aucune comparaison plus heureux: attendu que sans aucune forfaicture en une tranquilité d' esprit, tu souffres quelque mal du corps, & eux en un aise du corps endurent une infinité de traverses d' esprit, & remords de conscience, avec une perpetuelle tare & infamie, qui leur demeure & leur demeurera de leurs extorsions tyranniques. Parquoy, te voyant de si bonne paste, je me delibere desormais jurer une eternelle alliance avec toy, à la charge que tu pourras faire estat de moy, comme de ta propre personne. 

II. FORÇAT. Seigneur Comite, j' accepte ta bonne volonté, en attendant qu' avec plus heureuse fortune je te puisse donner à cognoistre combien j' ay ton amitié agreable. Et toutesfois puis qu' en cette mienne adversité tu me veux faire tant de bien de me choisir des tiens, encores ne me puis je abstenir que je ne recommande cest Italien, lequel je te prie avoir en mesme degré que moy, parce qu' il n' en est indigne, & y a quelque cas en luy duquel tu dois faire compte.

COMITE. Je ne t' esconduiray pour ce coup, & ores que je sçache bien que nous autres & luy soyons grandement differens de mœurs & complexions, pour la diversité des pays, que la Nature mesme voulut separer d' un grand entreject de montagnes, pour n' avoir rien que sourdre ou partager les uns avec les autres, si le veux-je bien à ta semonce adjouster à nostre compagnie en tiers-pied, a fin que d' oresnavant par ton moyen & le sien nous puissions tromper la marine, par quelques propos d' eslite, pendant que ces autres forçats, pour toute consolation, s' amuseront de s' entretromper de bayes, & donner la mocque l' un à l' autre.

Fin du Pour-parler de la Loy.