De ce que noz Autheurs rapportent l' origine des François aux Troyens.
CHAPITRE XIIII (XIV).
Tout ainsi que maintenant la plus part des nations florissantes veulent tirer leur grandeur du sang des Troyens, aussi courut-il quelquefois une autre commune opinion, par laquelle plusieurs contrees estimoient ne tenir leur ancienne noblesse, que des reliques des Grecs, lors que Hercule & ses compaignons, comme Chevaliers errans, voulurent voyager tout ce monde. Ainsi rapportoit à luy le Gaulois quelques Roys de la Gaule, disant que Hercule poursuivant Gerion aux Espaignes, & passant par ce pays, eut cognoissance de la fille d' un Roy Gaulois, en laquelle il engendra une grande suitte de Roys, qui depuis gouvernerent ceste grande Monarchie: Semblablement les Germains luy faisoient annuels sacrifices, comme ayant par sa veuë embelly la plus grand part de leur pays. Et les Indiens aussi faisoient grande solennité de la commemoration de luy. Et mesmes au voyage d' Alexandre le Grand, disoient qu' apres la venuë d' Hercule & Bacchus, Alexandre estoit le tiers fils de Jupiter qui avoit pris terre en leur pays. Au demeurant quant aux Troyens c' est vrayement grand merveille que chasque nation presque d' un commun consentement s' estime fort honoree de tirer son ancien estoc de la destruction de Troyes. En ceste maniere appellent les Romains pour leur premier autheur, un Ænee: les François, un Francion: les Turcs, Turcus: ceux de la grand' Bretaigne, Brutus: & les premiers habitateurs de la mer Adriatique se renommoient d' un Anthenor. Comme si de là feust sortie une pepiniere de Chevaliers, qui eust donné commencement à toutes autres contrees, & que par grande providence divine eust esté causee la ruïne d' un pays, pour estre l' illustration de cent autres. Quant à moy, je n' ose ny bonnement contrevenir à ceste opinion, ny semblablement y consentir librement: toutesfois il me semble que de disputer de la vieille origine des nations, c' est chose fort chatouilleuse: par ce qu' elles ont esté de leur premier advenement si petites, que les vieux Autheurs n' estoient soucieux d' employer le temps à la deduction d' icelles : tellement que petit à petit la memoire s' en est du tout e* ou convertie en belles fables & frivoles. Laquelle faute nous voyons semblablement advenir à ceux, qui se peinent en vain de nous representer par quelque superstition & rapport des noms, les fondateurs de chaque ville. Non que je vueille soustenir, que par fois ils ne se puissent bien dire: mais c' est lors qu' un Prince ou grand Seigneur s' est de propos deliberé delecté à les diviser ou bastir par une magnificence singuliere: ainsi qu' une Constantinople par Constantin: & une Alexandrie en Egypte, par Alexandre le Grand. Mais aussi combien y a-il de villes, lesquelles par progrez de temps, soit pour la temperie de l' air, soit pour la commodité des navigations & trafiques, ou que les Princes s' y delectassent, sont arrivees en tel degré de grandeur, qu' elles en ont supplanté plusieurs autres? Desquelles toutesfois qui se voudroit informer, qui avroit jetté la premiere pierre, se trouveroit aussi empesché comme tous noz Annalistes, qui n' ont recours qu' aux Troyens. Et tout ainsi que des villes, aussi je veux dire des nations, les aucunes être fortuites, pour le moins telles que les premiers habitateurs en sont totalement incogneuz, comme le succés des choses l' a voulu, les autres avoir pris leurs noms par raison, & telle que la trop esloignee antiquité nous en a faict perdre la cognoissance. Ny plus ny moins que nous voyons la Gaule, qui anciennement avoit esté dicte par les Romains Cisalpine, avoir esté depuis appellée Lombardie, pour la grande flotte des Lombards, qui par l' advertissement de Narses, desborderent en ceste coste: nostre Gaule, avoir esté nommee France, pour la multitude des François qui y vindrent de la Germanie: & les Sequanois tout de la mesme occasion, Bourguignons. Qui sont usurpations de Royaumes de l' un à l' autre, dont la memoire a penetré jusques à nous: mais de passer outre, & venir à ceste vieille antiquité, qui est desia toute effacee, comme de parler de la primitive origine des Germains, François, Lombards, Anglois, ou autres tels peuples de la Germanie, desquels mesmement le nom ne feut de gueres cogueu, que sur le definement de l' Empire: je croy qu' il est autant aisé, comme de trouver autheur certain & approuvé, qui nous en baille bon & asseuré tesmoignage. Et croy à la verité que ce que nous nous renommons de l' ancien estoc des Troyens, soit venu pour autant que nous voulons faire des nations comme des familles, esquelles l' on fonde le principal degré de noblesse sur l' ancienneté des maisons. Aussi les Historiographes, voulans donner faveur aux pays, desquels ils entreprenoient le narré, se proposerent extraire leur origine d' une des plus anciennes Histoires, dont les fables Grecques font mention. En quoy toutesfois ils ont tres-mal jugé: d' autant que ce n' est pas grand honneur d' attribuer son premier être à un vaincu Troyen, & eust esté de meilleure grace le prendre d' un victorieux Gregeois, qui par un naufrage au retour de sa conqueste eust esté transporté en une autre region, comme nous voyons que sur ce théme Homere prit occasion de nous bastir un grand poëme. Mais je demanderois volontiers si Troye ne fut jamais saccagee, ainsi que voulut soustenir l' ancien Dion de Pruse en son livre intitulé de Troye non destruite ny prise, vers quel sainct adresserons nous de ce costé là noz voeuz?